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Numéro
Biologie Aujourd’hui
Volume 213, Numéro 1-2, 2019
Page(s) 27 - 33
DOI https://doi.org/10.1051/jbio/2019010
Publié en ligne 5 juillet 2019

© Société de Biologie, 2019

Les poissons forment un groupe de vertébrés bien connus qui font partie intégrante de nos sociétés et de notre culture. En effet, l’importance économique de filières comme la pêche, l’aquaculture ou même le commerce aquariophile est indiscutable dans nos sociétés actuelles (Naylor et al., 2000 ; Dyck & Sumaila, 2010 ; Lynch et al., 2016). Et pourtant, que savons-nous vraiment de ces animaux ? Du fait : 1) de leur mode de vie aquatique, dans un milieu qui nous est donc presque totalement étranger ; 2) de leur éloignement zoologique vis-à-vis de nous, il reste encore énormément de choses à découvrir sur les poissons et leurs adaptations étonnantes. Notre ignorance du sujet devient même abyssale lorsque l’on s’intéresse à leurs premiers stades de vie. En effet, s’il y a un aspect de la vie des poissons et en particulier des poissons marins qui reste encore particulièrement mystérieux, c’est bien celui de leur reproduction et de leur développement. Cela tient en particulier au fait que la quasi-totalité des poissons marins libèrent des œufs minuscules directement dans l’eau où ils vont se disperser dans le plancton et éclore après quelques jours de développement (McBride et al., 2015). L’œuf est très petit, l’océan est immense et il n’est donc pas facile de suivre ce qui se passe dans cet environnement. De fait, à l’exception des espèces élevées en captivité pour l’aquaculture, nous ignorons presque tout des premiers stades de vie de ces animaux. Pour la grande majorité des espèces de poissons marins, il est ainsi difficile d’avoir ne serait-ce qu’une image des jeunes alevins et des larves.

Avant de décrire ces larves et ce que l’on sait de leur mode de vie et de leur transformation, nous présentons dans une première partie ce que l’on sait du cycle de vie des poissons marins.

Un cycle de vie en deux parties

Le cycle de vie des poissons marins débute par un accouplement, et celui-ci peut être particulièrement remarquable chez certaines espèces. En effet, on assiste très souvent à des rassemblements massifs de reproducteurs chez les poissons qui vivent en banc comme les thons ou les sardines mais aussi chez des poissons de récifs coralliens comme les mérous ou les poissons chirurgiens. Ainsi, la grande majorité des poissons marins émettent leurs gamètes (ovules et spermatozoïdes) directement dans l’eau et leurs œufs sont donc pélagiques : ils flottent dans la colonne d’eau. Toute une série de dispositifs assurent cette flottabilité, essentielle pour leur développement. Une minorité d’espèces comme les poissons clown (le célèbre Némo) mais également les balistes ou les poissons loups déposent et fécondent leurs œufs sur un substrat, on parle alors d’œufs benthiques. Qu’ils soient benthiques ou pélagiques, les œufs de poissons coralliens vont avoir besoin de temps pour se développer. Il faudra attendre quelques jours (pour les œufs pélagiques), voire quelques semaines (pour les œufs benthiques) avant qu’une petite larve ne se retrouve livrée à elle-même dans le vaste espace qu’offre l’océan. Elle va alors y passer entre une et plusieurs semaines (selon les espèces) et poursuivre son développement, portée par les courants océaniques (Leis, 2006).

La grande majorité des poissons marins a donc un cycle de vie que l’on appelle « bipartite », parce que comprenant d’abord d’une phase larvaire pélagique, pendant laquelle l’animal se développe et grandit comme un organisme planctonique. Vient ensuite la seconde phase juvénile qui conduira à l’adulte où il est associé à un environnement différent. Le juvénile peut ainsi soit être un poisson de fond (benthique), par exemple associé à un récif, soit vivre au large (pélagique). La phase larvaire pélagique est une étape importante du cycle de vie car, bien que le taux de mortalité des larves soit très élevé, cette phase permet un renouvellement des populations adultes et favorise ainsi la survie des espèces (Leis, 2010). En effet, en haute mer, la pression de prédation sur les premiers stades de vie est, bien que très importante, plus faible que dans le récif. Les larves se retrouvent en effet dans un environnement extrêmement vaste, leur population est donc fortement diluée dans cette masse d’eau, rendant ainsi le risque de rencontre avec un prédateur beaucoup plus faible qu’à proximité des côtes, dans un récif, ou sur le fond de l’océan.

Par ailleurs, en haute mer, intervient aussi la dispersion des larves puisque, emportées par les courants, elles peuvent se retrouver après plusieurs semaines à des dizaines de kilomètres de leur lieu de ponte. Cet effet dispersif, qui assure un brassage efficace des populations, va bien sûr varier en fonction notamment de la région de ponte et de son régime de courants mais aussi plus simplement de la durée de la vie larvaire (Leis & McCormick, 2002). Ainsi, les larves jeunes et peu développées sont généralement des nageuses peu efficaces et la dispersion initiale est donc largement le résultat de processus hydrodynamiques. Cependant, les larves acquièrent rapidement la capacité de s’orienter dans la colonne d’eau, de nager à contre-courant et de contrôler leurs trajectoires (Leis & Carson-Ewart, 2003).

Dans l’océan, les larves de poissons connaissent un développement et une croissance rapides qui vont leur permettre vers la fin de la phase pélagique d’atteindre un stade où elles seront compétentes pour se transformer en juvéniles et quitter le mode de vie planctonique. Ces juvéniles sont très souvent différents des larves, que ce soit au niveau de la forme, de la taille, de la pigmentation ou encore du régime alimentaire. Cette transformation, qui se fait à tous les niveaux : morphologique, physiologique, écologique, comportemental, correspond à une véritable métamorphose. Un des exemples les plus spectaculaires est la transformation de la larve des poissons plats comme la sole, le turbot ou le flet. Les adultes de ces espèces sont asymétriques avec les deux yeux du même côté, droit ou gauche, l’autre côté étant adapté au contact avec le fond. Ainsi aplatis (d’où leur nom de poissons plats), ils vivent enfouis dans le sable. Curieusement, leurs larves sont parfaitement symétriques avec un œil de chaque côté du corps. C’est au cours de la métamorphose qu’un œil va migrer de l’autre côté du corps, que la larve va s’aplatir, et la pigmentation changer en différenciant deux faces distinctes. On passe alors d’une larve symétrique à un juvénile asymétrique (Geffen et al., 2007).

Alors que la métamorphose du poisson plat est spectaculaire, ce n’est pas forcément le cas pour la plupart des poissons qui, lorsqu’on les regarde à l’œil nu, ne semblent subir que des variations de pigmentation. En réalité, un examen approfondi montre de nombreux changements qui sont tous également indispensables à la survie du juvénile dans son nouvel environnement.

Par ailleurs, comment la larve pélagique, une fois métamorphosée en juvénile, va-t-elle sélectionner un habitat qui lui assure une croissance et une survie optimale (Lecchini et al., 2005) ? Cet habitat doit être riche en nourriture et fournir une protection contre les prédateurs. Souvent, cet habitat est différent de celui des adultes, on parle alors de zones de nurseries. Ces zones sont de différentes natures, certaines espèces préfèreront des zones peu profondes proches du rivage où les gros prédateurs ne peuvent pas se rendre, ou situées à proximité de structures rocheuses offrant des abris pour se cacher, ou encore au milieu des algues ou d’herbiers de posidonies où les juvéniles peuvent se dissimuler. C’est ainsi que les baigneurs peuvent parfois apercevoir de jeunes poissons proches de la plage. Ce sont de petits juvéniles en cours de croissance qui se dispersent. Ils attendent leur maturité sexuelle pour pouvoir rejoindre les populations adultes : on parle alors de recrutement dans la population adulte.

Le recrutement larvaire est une métamorphose contrôlée par les hormones thyroïdiennes

La métamorphose des larves de poissons est-elle contrôlée par les mêmes hormones que celles qui régulent par exemple la métamorphose du jeune têtard en grenouille, plus précisément les hormones thyroïdiennes ? Les hormones thyroïdiennes sont en effet connues pour déclencher la métamorphose chez des poissons élevés en aquaculture (comme les poissons plats) (Laudet, 2011). Mais qu’en est-il de la métamorphose des autres poissons, notamment dans leur environnement naturel ?

Pour répondre à cette question nous avons, en collaboration avec David Lecchini du Centre de Recherche Insulaire et Observatoire de l’Environnement (CRIOBE, EPHE, USR 3278) en Polynésie française, étudié un poisson corallien, le poisson chirurgien bagnard Acanthurus triostegus.

Pourquoi avoir choisi cette espèce ? Le poisson chirurgien bagnard est un modèle intéressant pour plusieurs raisons :

  • c’est une espèce représentative des poissons marins ;

  • son cycle de vie comporte bien une phase océanique durant laquelle les larves se dispersent dans l’océan puis, après transformation en juvéniles, choisissent un habitat propice à leur développement dans un récif (McCormick, 1999) ;

  • c’est une espèce herbivore qui joue un rôle écologique important dans les récifs coralliens. Les algues ont un effet très néfaste sur la survie des coraux, car elles entrent en compétition avec eux pour l’occupation de l’espace (McCook et al., 2001). Les espèces herbivores sont donc nécessaires pour maintenir l’équilibre écologique des récifs coralliens et l’étude du poisson chirurgien bagnard peut être particulièrement intéressante à cet égard ;

  • enfin, il est facile de capturer des larves d’A. triostegus, car cette espèce est abondante dans les récifs où elles entrent en quantité importante et c’est à ce moment qu’elles se métamorphosent, avant de rechercher un habitat qui leur convienne. On trouve les juvéniles dans des nurseries à proximité des plages (dans des zones peu profondes) ou dans les flaques qui restent à marée basse sur les plages. Ces habitats sont favorables à la croissance de cette espèce, car on y trouve de fins tapis d’algues qui constituent la principale source de nourriture des juvéniles (Randall, 1961).

Pour capturer ces petits individus (qui mesurent entre 2 et 3 cm), nous utilisons un filet qui a été conçu pour être fixé au récif et que l’on place à son entrée sur la structure appelée crête récifale. Ce filet, appelé filet de crête, est relevé toutes les nuits sans lune. Durant ces nuits, les larves ont plus de chances de survivre car elles sont moins visibles pour les prédateurs, extrêmement nombreux dans les récifs. Les scientifiques parlent même d’un véritable « mur de bouches » : 90 % des larves de poissons coralliens sont victimes des prédateurs au moment de leur entrée dans le récif. Ce filet de crête nous permet donc de capturer facilement des larves (vivantes) du poisson chirurgien bagnard. Elles sont alors toutes au même stade de développement, transparentes, avec un bouclier argenté au niveau de l’abdomen (Figure 1A). Elles sont donc synchronisées, et c’est au moment de franchir la crête qu’elles entament leur transformation en juvénile, qui va être très rapide. En l’espace de 6 heures, on passe d’une larve transparente et argentée à un juvénile pigmenté présentant les rayures noires et blanches verticales caractéristiques du poisson chirurgien bagnard adulte (Figures 1A, 1B).

En étudiant ces larves, nous avons montré que les taux d’hormones thyroïdiennes T4 et T3, ainsi que les niveaux d’expression des récepteurs de ces hormones, atteignent un maximum lors de la transformation et diminuent ensuite chez les juvéniles. Nous avons même pu généraliser ces données à d’autres espèces de poissons coralliens capturées également au filet de crête : des demoiselles, des poissons papillons, des apogons ou des poissons Picasso (Holzer et al., 2017). Nos observations rappellent celles qui ont été rapportées auparavant chez les amphibiens ou les poissons plats. Nous avons également pu établir un lien causal direct entre ces taux d’hormones élevés et la transformation des larves en réalisant des traitements pharmacologiques avec des hormones exogènes ou un antagoniste de leurs récepteurs pour induire ou bloquer la métamorphose. Des injections dans la cavité ventrale ont donc été réalisées sur des larves d’A. triostegus avec de la T3 (forme active des hormones thyroïdiennes) pour induire la métamorphose, et avec du NH-3, un antagoniste spécifique des TR chez les vertébrés, pour la bloquer. Nous avons ainsi pu observer que ces traitements avaient, par exemple, des effets sur la taille et le remodelage de l’intestin, la T3 induisant une augmentation de sa taille et une accélération de son remodelage contrairement au NH-3 (Holzer et al., 2017). Cette étude nous a donc permis de conclure que la métamorphose des poissons coralliens est bien contrôlée par les hormones thyroïdiennes. De plus, nous avons également mis en évidence que cette métamorphose pouvait être perturbée par des polluants déversés dans le milieu marin. En effet, nous avons voulu tester l’effet d’un pesticide largement utilisé en agriculture et retrouvé dans les récifs coralliens : le chlorpyrifos. Nous avons ainsi mis en évidence que ce composé altérait la métamorphose des larves A. triostegus en diminuant les taux de T3 et la longueur de l’intestin. Nous avons également observé un impact sur la capacité de broutage des larves, celle-ci étant réduite après traitement au chlorpyrifos. Ces résultats suggèrent donc que des polluants agissant sur les taux d’hormones thyroïdiennes peuvent altérer la métamorphose des poissons coralliens et leur qualité.

Pour aller plus loin, nous avons voulu comprendre comment la métamorphose peut être coordonnée avec l’environnement. Il s’agit d’une question importante au vu des nombreuses perturbations qui menacent les écosystèmes et la survie des organismes. Les larves océaniques arrivant sur un récif doivent perdre de manière synchrone leurs caractéristiques océaniques (dans le cas d’A. triostegus, leur pigmentation et leur intestin de carnivore) au profit des caractéristiques de juvéniles inféodés au récif (leurs bandes noires qui les camouflent un peu comme les rayures du zèbre et leur intestin d’herbivore). Si cette transformation arrive trop tôt ou trop tard, c’est la mort assurée pour ces animaux. Un juvénile pigmenté dans l’océan sera vite repéré et mangé, et une larve océanique dans le récif sera également très vulnérable. Il y a plusieurs années maintenant, le chercheur australien Mark McCormick de l’Université James Cook avait montré que des larves de poissons chirurgiens bagnards capturées à l’entrée d’un récif corallien et maintenues dans l’océan à quelques kilomètres du récif (zone appelée pente externe) étaient capables de suspendre leur développement et de ralentir l’apparition des caractères juvéniles (McCormick, 1999), au-delà des six heures qui sont normalement nécessaires pour qu’ils commencent à se différencier. Nous avons donc reproduit cette expérience pour mesurer, dans ces conditions, les taux d’hormones thyroïdiennes et le niveau d’expression de leurs récepteurs. Nous avons ainsi constaté que, lorsque les larves sont remises dans l’océan, la machinerie est perturbée. En effet, nous avons observé que les individus retardaient leur changement de pigmentation, leurs taux d’hormones thyroïdiennes (T4 et T3) restant élevés, tout comme les niveaux d’expression des trois TR (Holzer et al., 2017). Ceci montre bien que l’environnement influence directement la métamorphose en agissant sur les hormones thyroïdiennes. Métamorphose et recrutement larvaire sont en fait les deux faces d’une même pièce. Ce sont les points de vue développemental et environnemental du même évènement de transition entre les stades de vie larvaire et juvénile.

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Photographies du poisson chirurgien bagnard à différents stades de vie. (A) Une jeune larve arrivant tout juste sur le récif. (B) Un juvénile quelques heures après son entrée sur le récif (© Marc Besson). (C) Un banc de poissons chirurgiens adultes broutant sur le récif de Moorea en Polynésie Française (© Cécile Berthe).

Quand et comment la métamorphose se déclenche-t-elle ?

Comprendre comment les larves parviennent à localiser leur futur habitat dans le vaste océan a toujours fasciné les écologistes et les océanologues. L’arrivée des larves vers la côte et l’environnement benthique implique qu’elles puissent percevoir des indices environnementaux de la présence de leurs futures niches écologiques : prairies sous-marines, récifs de coraux ou fonds rocheux. Un certain nombre d’études, dont de très nombreuses réalisées sur les poissons coralliens, indiquent que l’odeur d’un récif, c’est à dire l’ensemble des molécules dissoutes provenant du récif, mais aussi le bruit des vagues sur la côte, celui de l’activité des organismes vivant dans le récif ou encore des signaux plus globaux tels que la position du soleil ou le champ magnétique peuvent renseigner les larves sur leur position vis-à-vis de la côte (Barth et al., 2015). Ainsi, il a été montré que l’odeur de la matière organique en décomposition de feuilles mortes entraînées dans les récifs attire certaines larves de poissons (Dixson et al., 2008). Celles-ci sont également capables de faire la différence entre l’odeur d’un récif en bon état et celle d’un récif envahi par les algues et donc moins favorable (Lecchini et al., 2017). Ces capacités tout à fait remarquables des larves n’ont pas fini de nous étonner.

Le fait de savoir que les hormones thyroïdiennes contrôlent la métamorphose des larves de poissons peut permettre d’apporter des informations intéressantes sur le déclenchement de la métamorphose d’une larve océanique : comment la larve prend-elle la décision de se métamorphoser ? Comment les différentes informations environnementales peuvent-elles initier le phénomène de métamorphose ? Là encore, l’analogie avec les amphibiens et la façon dont est contrôlé ce phénomène chez ces derniers fournit des pistes intéressantes. En effet, on sait que chez un têtard l’environnement est également un déclencheur de la métamorphose. La hauteur de l’eau dans une mare, la densité des têtards, la présence éventuelle de prédateurs et la quantité de nourriture disponible sont des paramètres environnementaux qui influencent la mise en route de la métamorphose (en l’accélérant ou en la retardant) (Maciel & Juncá, 2009 ; Kehr & Gómez, 2014). Chez tous les êtres vivants, les signaux environnementaux sont perçus au niveau de deux régions précises, l’hypothalamus puis l’hypophyse, qui ont pour rôle d’intégrer toutes ces informations, de les transférer au système interne de l’organisme, et d’émettre des réponses adaptées (physiologiques, comportementales, développementales, etc.) via la production d’hormones comme les hormones thyroïdiennes par la thyroïde (Laudet, 2011).

La démonstration du fait que, chez les poissons marins, la transformation des larves est également sous le contrôle de ces mêmes hormones suggère fortement que, de la même façon, le système neuroendocrinien avec ses deux composants clefs, l’hypothalamus et l’hypophyse, doive intervenir dans le déclenchement de la métamorphose.

Le poisson clown, un modèle pour comprendre la métamorphose des poissons marins

Pour tester l’hypothèse selon laquelle le système neuroendocrinien contrôle la production d’hormones thyroïdiennes au début de la métamorphose des larves de poissons, il faut pouvoir disposer de larves au début de leur développement. Or, le poisson chirurgien bagnard n’est pas, a priori, la meilleure espèce pour ce type d’étude, car les larves récoltées au filet de crête sont à un stade trop avancé. Il faut des larves jeunes, que l’on pourrait soumettre à différents signaux environnementaux (changement de température, présence de coraux, de poissons de la même espèce) et voir en particulier si elles peuvent déclencher leur métamorphose. Il conviendra alors de suivre l’évolution du taux d’hormones thyroïdiennes, et l’activité des facteurs produits par l’hypothalamus et l’hypophyse. Il faut donc une espèce de poisson corallien qui peut pondre en aquarium, et dont l’élevage des larves est possible. Or, il est encore difficile, pour ne pas dire impossible, d’obtenir des pontes d’A. triostegus en aquarium. Cette espèce produit certes des dizaines de milliers d’œufs, mais les individus ont besoin pour cela d’une grande quantité d’eau de mer, et la vie larvaire est beaucoup trop longue (entre 40 et 50 jours), ce qui n’en fait pas un bon modèle expérimental (Figure 2).

En revanche, une autre espèce de poisson corallien, le poisson clown ou Amphiprion ocellaris, déjà bien connu du grand public sous le nom de Némo, pourrait être approprié. Ces petits poissons de 10 cm vivent en couple et en symbiose avec certaines anémones de mer. Tous les 15 jours, les poissons clown pondent entre 300 et 500 œufs qui se fixent sur le substrat au pied de leur anémone. Les œufs se développent pendant 8 jours avant de donner naissance à des larves qui se métamorphoseront en juvéniles au bout de 10 à 15 jours (Figure 3). L’ensemble de ces caractéristiques nous a conduit à sélectionner le poisson clown pour notre étude, d’autant que son élevage en aquarium était déjà maîtrisé depuis de nombreuses années (Fautin & Allen, 1997 ; Madhu et al., 2006).

Nous avons donc développé dans notre laboratoire un élevage de poissons clowns afin de pouvoir, dans un premier temps, décrire précisément le développement des larves de cette espèce et établir une table de développement. Cet outil consiste à identifier des stades de développement caractérisant les différentes phases de croissance des larves et les changements morphologiques survenant au cours du développement larvaire et au moment de la métamorphose en juvénile. Nous avons identifié sept stades facilement reconnaissables sous loupe binoculaire. C’est à partir des stades 5, 6 et 7 que l’on commence à voir apparaître les bandes blanches et la couleur orange propres à cette espèce (Figure 4B). Auparavant, les larves étaient faiblement pigmentées, voire presque transparentes (Figure 4A). Comme pour le poisson chirurgien bagnard, nous avons observé au cours de la métamorphose de la larve de poisson clown à la fois une augmentation du taux d’hormones thyroïdiennes et du niveau d’expression de leurs récepteurs. Ceci suggère que chez cette espèce, la métamorphose est également sous le contrôle des hormones thyroïdiennes. Nous testons actuellement cette hypothèse en traitant des jeunes larves avec la forme active T3 pour voir si cela accélère la métamorphose ou, à l’inverse, si en bloquant la production de l’hormone thyroïdienne on retarde leur métamorphose. Nous testons aussi sur les larves de poisson clown l’effet du chlorpyrifos qui semble, de la même façon, perturber la métamorphose de cette espèce (données préliminaires).

Nous allons ainsi pouvoir décrypter les mécanismes moléculaires de la métamorphose chez une larve de poisson en élevage et voir si les conclusions tirées de nos expériences sur les larves de poissons chirurgiens capturées dans le milieu naturel sont confirmées. Cette complémentarité entre les expériences réalisées sur des larves élevées en laboratoire et sur des larves prélevées dans le milieu naturel est extrêmement fructueuse et devrait nous permettre de comprendre dans le détail le déroulement de la métamorphose et le rôle de l’environnement dans ce processus.

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Cycle de vie du poisson chirurgien Bagnard (© Marc Besson).

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Cycle de vie du poisson clown (© Natacha Roux).

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Photographies du poisson clown à différents stades de vie. (A) Une larve 12 heures après éclosion. (B) Un juvénile de 18 jours (© Natacha Roux). (C) Un couple de poissons clowns installé dans leur anémone proche d’un récif artificiel du village de Pemuteran en Indonésie (© Loïc Honoré).

Références

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Citation de l’article : Roux, N., Salis, P., et Laudet, V. (2019). Les larves de poissons coralliens : un nouveau modèle d’étude de la métamorphose et des hormones thyroïdiennes. Biologie Aujourd’hui, 213, 27-33

Liste des figures

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Photographies du poisson chirurgien bagnard à différents stades de vie. (A) Une jeune larve arrivant tout juste sur le récif. (B) Un juvénile quelques heures après son entrée sur le récif (© Marc Besson). (C) Un banc de poissons chirurgiens adultes broutant sur le récif de Moorea en Polynésie Française (© Cécile Berthe).

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Cycle de vie du poisson chirurgien Bagnard (© Marc Besson).

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Cycle de vie du poisson clown (© Natacha Roux).

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Photographies du poisson clown à différents stades de vie. (A) Une larve 12 heures après éclosion. (B) Un juvénile de 18 jours (© Natacha Roux). (C) Un couple de poissons clowns installé dans leur anémone proche d’un récif artificiel du village de Pemuteran en Indonésie (© Loïc Honoré).

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