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Numéro
Biologie Aujourd’hui
Volume 214, Numéro 3-4, 2020
Page(s) 85 - 90
Section Un plagiat au XIXème siècle
DOI https://doi.org/10.1051/jbio/2020009
Publié en ligne 24 décembre 2020

© Société de Biologie, 2020

Introduction

« Ô plagiaire titré, fléau de la vérité, calomniateur invulnérable de vous-même, voudriez-vous donc bâillonner le monde entier pour étouffer le secret de vos méfaits ? »

(Collardeau, 1865).

En 1865, Charles Collardeau (1796–1869), diplômé de Polytechnique et ancien assistant de Joseph Gay-Lussac, publie un pamphlet accusant un savant parisien de « méfaits ». La lecture de ce pamphlet révèle les dits méfaits : plagiat à répétition, calomnie, brutalités diffamatoires, larcin et trahison (Collardeau, 1865). L’accusé n’est autre que Claude Pouillet (1790–1868), éminent physicien et membre de l’Académie des Sciences. Si la véracité de ces accusations ne m’est pas connue, il se trouve que les disputes entre savants étaient fréquentes au XIXe siècle. Citons par exemple une autre dispute, plus connue celle-là, entre les partisans de Claude Bernard et ceux de Victor Hensen concernant la découverte du glycogène (Porep, 1989). Le plagiat d’idée, consistant à s’attribuer la découverte scientifique de quelqu’un d’autre, était un sujet particulièrement épineux. En effet, la littérature scientifique de l’époque n’était disponible ni en temps réel ni dans une lingua franca. Il arrivait donc qu’un savant s’attribue par mégarde la primauté d’une découverte, faute d’être au courant des écrits de ses prédécesseurs. Les disputes de primauté de découverte étaient souvent une affaire de rivalités personnelles ou patriotiques, plus que de réelles tentatives de « tricher ».

Les historiens et sociologues des sciences ont relativement peu écrit au sujet de la fraude. Au sens large du terme, la fraude scientifique désigne une action destinée à tromper la communauté scientifique de façon intentionnelle quant à la validité ou la primauté de résultats scientifiques. À l’instar du sociologue Robert Merton (Merton, 1957), beaucoup d’entre eux ont estimé que la fraude scientifique était tellement rare que son étude n’en valait pas la peine. Ceux qui néanmoins se sont penchés sur le sujet ont constaté que la fraude scientifique était un phénomène complexe qui reposait sur une trame idéologique propre à chaque époque (Bridgstock, 1982 ; Sapp, 1987). À ceci s’ajoute le fait que les accusations de fraude pouvaient ne relever que d’intrigues personnelles entre scientifiques. De plus, l’historiographie ne donne pas directement accès à l’intention des scientifiques impliqués dans des affaires de fraudes.

Dans ce contexte, l’étude historique du plagiat de texte est un type de fraude beaucoup plus facile à négocier car il est facile à définir et son intentionnalité évidente. Dans ce cas, les écrits (ou les dessins) d’un savant étaient fidèlement republiés, en totalité ou en partie, par un autre et sans faire mention de l’auteur original. Lorsque ce type de plagiat était détecté, la faute était généralement indéniable. Beaucoup de cas historiques de plagiat de texte sont connus dans les domaines des sciences naturelles et médicales. Citons, parmi d’autres, quelques médecins et anatomistes plagiaires : John Browne (1642–1702) (Loukas et al., 2010), Henry Gray (1827–1861) (Richardson, 2016), Francesco Antonmarchi (1780–1838) (Jeandel & Bastien, 2006). Leurs motivations ont fait l’objet de multiples conjectures. John Browne avait publié de nombreux ouvrages d’anatomie et médecine contenant des plagiats. Une incompétence et un manque d’éthique ont été évoqués à son égard car il fut également accusé d’erreur médicale par une patiente (Loukas et al., 2010). Le livre d’anatomie humaine publié par Henry Gray en 1858 fut immédiatement applaudi dans le monde médical anglophone pour la qualité de ses illustrations. Cependant, l’auteur des illustrations était l’histologiste Henry Vandyke Carter (1831–1897) dont la contribution avait été volontairement minimisée par Gray. De plus, le texte du livre contenait de nombreux passages copiés d’autres sources bibliographiques non citées (Richardson, 2016). Gray a été décrit comme ayant une personnalité malhonnête, avide d’honneurs, et intéressée par le gain financier. Francesco Antonmarchi était un médecin corse qui avait participé à l’autopsie de Napoléon Bonaparte à Sainte-Hélène. Il se trouve que certains extraits de son second rapport d’autopsie décrivant des lésions viscérales étaient le résultat du plagiat d’un article publié deux ans auparavant. Il aurait peut-être falsifié les résultats de l’autopsie de l’Empereur pour des raisons politiques (Jeandel & Bastien, 2006).

Aujourd’hui, le plagiat académique continue d’être un problème majeur (Bergadaà, 2015), et la méconduite scientifique est un sujet qui occupe de plus en plus souvent les colonnes des journaux scientifiques (Broad, 1981 ; Byrne, 2019). Dès la fin des années 1970, le plagiat académique en série devenait un sujet préoccupant. En particulier, Elias Alsabti avait beaucoup marqué les esprits puisque ce chercheur avait plagié plus de 50 articles en seulement quelques années (Broad, 1980). De nos jours, plus de 3 millions d’articles académiques sont publiés par an (Johnson et al., 2018), ce qui rend la détection de plagiat d’autant plus difficile. Selon une étude récente, au moins 17% des articles nouvellement soumis à un journal spécialisé contiendrait du plagiat (Higgins et al., 2016). Malheureusement, la situation n’a fait que s’aggraver avec l’émergence de véritables « usines à articles » publiant de faux articles et des plagiats académiques à grande échelle (Byrne et al., 2019). Il n’est donc pas étonnant que le plagiat soit de nos jours une cause fréquente de rétraction d’article (Brainard, 2018).

Pour les étudiants, médecins et chercheurs, quelles leçons à tirer des cas historiques de plagiat ? À l’instar des idées développées par Marcel Lafollette (2000), la valeur pédagogique des cas historiques de fraude et de plagiat me semble évidente. Plutôt que d’être ignorée, il serait souhaitable que l’histoire de la fraude et du plagiat scientifiques soit discutée. Cependant, le sujet de la fraude provoque souvent des réactions épidermiques d’indignation parmi les universitaires. Par exemple, un groupe de scientifiques américains défendait ardemment l’idée que les scientifiques, à l’exception de rares « psychopathes », étaient pétris d’intégrité intellectuelle (Bauer, 1983 ; David, 1983). Ils se disaient en colère envers deux journalistes qui avaient osé suggérer le contraire dans un livre publié en 1983 et intitulé « Betrayers of the Truth » (Broad & Wade, 1982). À l’inverse, de nombreux lanceurs d’alerte se sont dits vilipendés de façon injuste pour avoir dénoncé la fraude scientifique (Hill, 2016). James Rossiter, lui-même à la fois professeur d’éthique et lanceur d’alerte, était scandalisé par l’aveuglement de l’élite scientifique face aux problèmes de fraude (Rossiter, 1992). Il reste donc difficile de débattre de façon sereine des cas récents de fraude tant les réactions sur le sujet sont teintées d’émotions. Les cas historiques présentent l’avantage de fournir un recul, à la fois intellectuel et émotionnel, quant aux causes de la fraude et de leurs conséquences sur l’univers académique. De la même façon, l’anthropologue Jonathan Marks disait : « Il ne s’agit pas de dire aux étudiants de ne pas tricher ; mais de leur montrer comment la science fonctionne et parfois déraille – afin que, lorsqu’ils feront eux-mêmes partie de la communauté scientifique, ils puissent l’améliorer de l’intérieur » (Marks, 1993). Le but de cet article est de faire partager un cas de plagiat historique dont j’ai récemment pris connaissance. Ce plagiat concerne la Société de Biologie et un médecin grec du nom de Spiridion Kanellis (né en 1862).

Un plagiat dit audacieux

Lors d’une séance de la Société de Biologie du 5 mai 1883, Albert Dastre (1844–1917), alors maître de conférence à l’École Normale Supérieure, annonce avoir découvert un cas de plagiat (Dastre, 1883). Il explique d’abord que son élève Arturo Marcacci (1855–1915) a publié en 1880 une note dans les Comptes Rendus de la Société de Biologie sous le titre « Influence des racines sensitives sur l’excitabilité des racines motrices » (Marcacci, 1880). Albert Dastre annonce ensuite qu’une note avec le même titre et un contenu identique a été publiée le 23 avril 1883 dans les Comptes Rendus de l’Académie des Sciences (Kanellis, 1883a). L’auteur de cette note serait un dénommé Kanellis. Si l’on compare les deux notes, elles sont strictement identiques à l’exception, bien entendu, des noms des auteurs et des laboratoires respectifs (Figure 1A et 1B). Le plagiat de texte est donc incontestable. Il faut remarquer que la note de Kanellis n’a pas été communiquée par un académicien, probablement dans le but de dissimuler son plagiat. Albert Dastre décrit alors ce plagiat comme « audacieux » et appelle la Société de Biologie, au nom de la probité scientifique, « à fermer désormais ses portes devant le personnage qui l’a commis » (Dastre, 1883).

Lors de la séance du 7 mai de l’Académie des Sciences (Vulpian & Robin, 1883), un autre cas de plagiat est signalé conjointement par Alfred Vulpian (1826–1887) et Charles Robin (1821–1885). Les deux biologistes déclarent que ce même Kanellis aurait publié une description des canaux sécréteurs de la bile semblable à celle faite par un de leurs collègues quelques années auparavant. En effet, Charles Legros (1834–1874), docteur en médecine décédé prématurément d’une infection, avait publié en 1874 une description de l’anatomie du foie intitulée « Sur la structure et l’épithélium propre des canaux sécréteurs de la bile » (Legros, 1874). L’article décrit une expérience consistant à injecter du nitrate d’argent dans le foie de lapin. La description de Legros est détaillée et accompagnée d’une planche d’histologie. En 1883, le même Kanellis publie une note à l’Académie des Sciences intitulée « Nouvelles recherches histologiques sur la terminaison des conduits biliaires dans les lobules du foie » (Kanellis, 1883b). Cette note décrit une expérience semblable à celle de Legros, mais de façon beaucoup plus brève et sans planche d’histologie. Le texte de Kanellis ne contient pas de plagiat de texte évident. Cependant, les conclusions des deux textes sont les mêmes. Un détail est troublant : Legros avait estimé la largeur moyenne de « l’épithélium des canalicules à trois millièmes de millimètre » (Legros, 1874) et Kanellis avait reconnu des « canalicules qui ont trois millièmes de millimètre de diamètre » (Kanellis, 1883b), c’est-à-dire exactement la valeur rapportée par Legros. Le plagiat d’idée est donc fortement soupçonné. Vulpian et Robin dirent ainsi qu’ « il était important de restituer à Legros tout l’honneur de cet important travail » (Vulpian & Robin 1883). Il est également intéressant de constater que Kanellis a modifié le texte de sa deuxième note pour dissimuler sa supercherie, alors qu’il n’avait pas hésité à publier verbatim sa première note. Peut-être a-t-il soudainement prit peur que son plagiat ne soit détecté ? Quoi qu’il en soit, cela démontre que le plagiat n’est pas toujours aussi facile à définir et détecter que l’on pourrait croire.

Cette affaire de plagiat fit suffisamment de bruit pour qu’elle soit reprise par des journaux de presse comme La Liberté (Kuntz, 1883) et le XIXe siècle (Chronique scientifique, 1883). L’article publié le 9 mai 1883 dans le XIXe siècle, un quotidien conservateur, est particulièrement virulent. Dans la chronique scientifique de ce journal, Kanellis y est accusé de malhonnêteté :

« Chaque semaine, on reçoit ainsi une avalanche de notes plus ou moins intéressantes. Dont les secrétaires donnent un rapide résumé. Leur bonne foi vient d’être surprise par un de ces pirates scientifiques, qui mettent quelques fois à exercer leur métier d’escroc avec plus d’habilité qu’il en faudrait pour réussir par des moyens honnêtes. » (1883).

À cette époque, à la faveur de bonnes relations entre la France et la Grèce (Godin, 2013), de nombreux médecins grecs venaient étudier à Paris. Cependant, l’article du XIXe siècle prend une tournure polémique, voire politique. En effet, les qualificatifs insultants à l’égard de Kanellis fusent puisqu’il est décrit tour à tour comme un « escroc », « pirate », et « physiologiste en chambre » (1883). L’article se plaint également de ces « étrangers fauteurs de désordre » et suggère que le docteur grec soit interdit de séjour en France. Avec la parution de cet article, il est donc probable qu’une large audience parisienne fut mise au courant de cette affaire de plagiat.

thumbnail Figure 1

Evidence de plagiat. (A) Copie de la note de Marcacci (Marcacci, 1880) obtenue à partir d’un exemplaire numérisé appartenant au domaine public. Source : Société de Biologie, 2012-248806. Provenance : Bibliothèque nationale de France (http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34349272v). (B) Copie de la note de Kanellis (Kanellis, 1883a) obtenue à partir d’un exemplaire numérisé appartenant au domaine public. Source : Harvard University, Museum of Comparative Zoology, Ernst Mayr Library. Provenance : Biodiversity Heritage Library (https://www.biodiversitylibrary.org/).

Le docteur Kanellis

Que sait-on au sujet de Kanellis ? Peu de choses (Figure 2). Né en 1862, il s’appelait Spiridion Kanellis (Spyridon Kanellis, en anglais, et Σπυρίδων Κανέλλης, en grec). D’après une liste électorale d’Athènes de 1924, il était le fils d’un certain Ioannis ; ce qui explique qu’il porte parfois le deuxième prénom de « Jean » dans la littérature française. Une fois devenu docteur en médecine de l’Université d’Athènes (Torday, 1909), il partit étudier à Paris en 1882, pour une durée de quatre ans. Au moment des plagiats décrits ci-dessus, il était donc encore jeune et en début de carrière. Il n’y a pas de certitudes quant aux lieux et personnes fréquentés par Kanellis lors de son séjour à Paris. D’après la courte biographie publiée dans le rapport du Congrès International de Médecine de Budapest de 1909 (Torday, 1909), Kanellis aurait suivi les leçons d’éminents médecins de l’époque dont les professeurs Potain (1825–1901), Germain Sée (1818–1896), Lasègue (1816–1883) et Jaccoud (1830–1913). Il est difficile de savoir si Kanellis avait entretenu des liens avec ces professeurs. Cependant, dans sa première note (Kanellis, 1883a), il mentionne avoir effectuer son travail au sein du « Laboratoire de l’École pratique des Hautes Études ». Dans sa deuxième note (Kanellis, 1883b), il se dit affilié au « Laboratoire d’Anatomie Comparée ». À cette époque, le Muséum d’Histoire Naturelle hébergeait plusieurs laboratoires d’enseignement et de recherche dans le domaine de l’anatomie comparée pour l’École pratique des Hautes Études (Pouchet, 1884). En particulier, le Laboratoire d’Anatomie Comparée était dirigé par Georges Pouchet (1833–1894) qui était professeur au Muséum. Puisque le nom de Kanellis n’apparaît pas parmi les anciens élèves et assistants de Pouchet (Pouchet, 1884), avait-il vraiment fréquenté ce laboratoire ? À ma connaissance, Kanellis n’a pas offert de réponse aux accusations de plagiat faites contre lui. De retour en Grèce, il exerça aux hôpitaux d’Elpis et de Sotiria d’Athènes. Il a publié en français sur le traitement de la fièvre et le paludisme (Kanellis & Kardamatis, 1899 ; Kardamatis & Kanellis, 1901) ainsi que sur la gangrène (Kanellis, 1894). Il a aussi écrit en grec sur la théorie des germes (Gardikas, 2018). À ce sujet, il est fort possible qu’il ait connu Achille Kelsch (1841–1911). Kanellis était à Paris à la même époque que Kelsch qui, à partir de 1882, occupait le poste de professeur d’épidémiologie au Val-de-Grâce. Tout comme Kanellis, l’un de ses sujets de recherche de prédilection de Kelsch était le paludisme et il se disait impressionné par la contribution de Kanellis à l’étude de l’étiologie du paludisme. Kelsch fut élu membre de l’Académie de Médecine en 1893. C’est en cette qualité qu’il recommandera Kanellis à la candidature de correspondant étranger de l’Académie de Médecine (Kelsch, 1905, 1906). Kanellis participait régulièrement aux congrès internationaux de médecine (Madrid, Budapest, Lisbonne), au cours desquels il présentait des observations cliniques (Torday, 1909). Il était chevalier de l’Ordre Royal du Sauveur (Grèce) et officier de l’Instruction Publique de France (Torday, 1909). Il fut aussi vice-président de la Société Médicale d’Athènes (Kardamatis & Kanellis, 1901). À part cela, les détails de sa fin de vie et la date de son décès ne me sont pas connus.

thumbnail Figure 2

Portrait de Spiridion Kanellis. Photographie imprimée dans l’Album du XVIe Congrès International de Médecine de Budapest (Torday, 1909) (Réf. image Medica : med90240x16x01x0117). L’image de Kanellis y est accompagnée d’une courte biographie, à côté de celles d’autres médecins grecs présents lors du congrès. Copie numérisée en licence ouverte disponible sur le site de la BIU Santé (Paris) à l’adresse permanente de cette image (https://www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/image?med90240x16x01x 0117).

Conclusion

Beaucoup de questions restent posées au sujet de l’affaire Kanellis. Par exemple, aurait-il commis d’autres plagiats ? En effet, la récidive est un phénomène courant en matière de plagiat (Bergadaà, 2015). On peut aussi se demander si les professeurs parisiens ayant dénoncé Kanellis l’auraient fait s’il s’était agi de quelqu’un issu du sérail des universités parisiennes. Et la presse, aurait-elle été si virulente à son égard s’il avait été un médecin français ? Finalement, pourquoi avoir commis les plagiats de 1883 ? Faute d’en connaître plus sur la biographie de Kanellis, il est impossible de répondre à ces questions. De plus, les comportements plagiaires varient avec les époques et les cultures, ce qui les rend difficiles à interpréter. L’hypothèse avancée dans l’article de presse du XIXe siècle évoque la « recherche de notoriété » (1883). Kanellis avait une certaine appétence pour les honneurs, comme en témoignent ses médailles (Torday, 1909). De plus, en dépit de son plagiat, il a osé présenter plusieurs années plus tard sa candidature, sans succès, comme correspondant étranger de l’Académie de Médecine de Paris (Kelsch, 1905, 1906). Michelle Bergadaà a décrit quatre types de comportements plagiaires (Bergadaà, 2015). L’un de ces comportements qui est dit « fraudeur » est souvent perpétré par un individu opportuniste, à l’ego important, et n’ayant pas d’allégeance à un milieu académique particulier. Le plagiaire « fraudeur » commet souvent un plagiat extravagant (« audacieux » comme aurait dit Dastre) et il n’essaye pas de se défendre quand il est confronté à son méfait. Il s’agit d’une conjecture de ma part, mais le profil de Kanellis semble se rapprocher de ce type de comportement « fraudeur ».

Les conséquences de la découverte d’un plagiat peuvent être variables selon le statut qu’occupe le plagiaire dans la communauté scientifique. Il va sans dire que lorsque le plagiaire est étudiant, la punition peut être expéditive. Le professeur Baumes nous rappelait cela lorsqu’il relatait en 1806 le cas d’un étudiant plagiaire :

« Un élève de l’École de Médecine de Montpellier osa présenter pour sa thèse, la réimpression d’un petit essai sur la contagion, qui avait été publié plusieurs années auparavant ; le plagiat fut tout de suite reconnu, et l’élève qui se l’était permis fut renvoyé » (Baumes, 1806).

À l’inverse, les accusations de plagiat peuvent s’avérer sans conséquences majeures pour le plagiaire. Par exemple, le professeur anglais Wyndham Dunstan (1861–1949), lorsqu’il était directeur d’une chaire de chimie pour la Pharmaceutical Society, fut publiquement accusé d’avoir volé le travail de confrères allemands sur la structure chimique de l’aconite (Holloway, 1995). Non seulement sa réputation n’en a pas souffert, mais il a continué d’obtenir de généreuses subventions gouvernementales pour travailler sur l’aconite (Holloway, 1995). Dans le cas de Kanellis, les conséquences de la découverte de ses plagiats furent minimales puisqu’il s’en retourna en Grèce où l’affaire n’était probablement pas connue. En effet, ayant été commis son plagiat à l’étranger, dans une langue différente du grec, et à une époque où la littérature scientifique n’est pas aussi facilement accessible qu’aujourd’hui, Kanellis a su tiré bénéfice de son acte sans prendre beaucoup le risque d’être découvert dans son pays d’origine. Quoi qu’il en soit, l’affaire Kanellis nous rappelle, non pas le manque de moralité des médecins et scientifiques, mais leur faillibilité ainsi que celle des institutions dans lesquelles ils évoluent. La deuxième note de Kanellis démontre aussi qu’il n’est pas toujours facile de détecter un plagiat lorsque le texte copié n’est pas strictement identique à l’original. Dans ce cas, il a fallu la vigilance de professeurs familiers avec la littérature de leur époque. Sans leur intervention, il est probable que les plagiats décrits dans cet article n’eurent jamais été détectés. Même les moyens informatiques d’aujourd’hui ne semblent pas être suffisants pour enrayer le problème du plagiat. En effet, il suffit de modifier un texte de façon astucieuse pour tromper les logiciels de détection (Weber-Wulff, 2019). Il serait néanmoins intéressant d’effectuer des recherches dans le domaine des méthodes d’apprentissage automatique appliquées à la détection de plagiats historiques. Le fait que de plus en plus de manuscrits anciens et d’archives soient disponibles sur internet sous forme digitale devrait faciliter la tâche (Brown, 2019). Si l’on se donnait la peine de chercher, je ne serais pas surpris que l’on découvre des cas de plagiat jusque-là insoupçonnés dans la littérature scientifique ancienne. Ainsi, on n’aura de cesse de rappeler que le plagiat scientifique a existé de tout temps et dans tous les pays. Quel serait l’intérêt de découvrir de nouveaux cas de plagiats historiques ? Il est évident qu’il ne s’agit pas d’obtenir la rétraction d’un article ou manuscrit ancien. En revanche, il serait souhaitable de répertorier les cas historiques de fraude et plagiat à des fins de recherche quant à l’incidence et la nature de la méconduite scientifique à différentes époques. Entretemps, il serait sage de continuer à sensibiliser les scientifiques et les étudiants au plagiat, notamment au regard de cas historiques déjà connus.

Remerciements

Je tiens à remercier Gregory Kontos pour son aide relative à l’écriture et la généalogie grecque. Je tiens aussi à remercier les deux referees pour m’avoir aidé à améliorer cet article.

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Citation de l’article : Gautron, L. (2020). Spiridion Kanellis, un plagiaire audacieux du XIXe siècle. Biologie Aujourd’hui, 214, 85-90

Liste des figures

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Evidence de plagiat. (A) Copie de la note de Marcacci (Marcacci, 1880) obtenue à partir d’un exemplaire numérisé appartenant au domaine public. Source : Société de Biologie, 2012-248806. Provenance : Bibliothèque nationale de France (http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34349272v). (B) Copie de la note de Kanellis (Kanellis, 1883a) obtenue à partir d’un exemplaire numérisé appartenant au domaine public. Source : Harvard University, Museum of Comparative Zoology, Ernst Mayr Library. Provenance : Biodiversity Heritage Library (https://www.biodiversitylibrary.org/).

Dans le texte
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Portrait de Spiridion Kanellis. Photographie imprimée dans l’Album du XVIe Congrès International de Médecine de Budapest (Torday, 1909) (Réf. image Medica : med90240x16x01x0117). L’image de Kanellis y est accompagnée d’une courte biographie, à côté de celles d’autres médecins grecs présents lors du congrès. Copie numérisée en licence ouverte disponible sur le site de la BIU Santé (Paris) à l’adresse permanente de cette image (https://www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/image?med90240x16x01x 0117).

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