Numéro |
Biologie Aujourd’hui
Volume 214, Numéro 1-2, 2020
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Page(s) | 33 - 44 | |
DOI | https://doi.org/10.1051/jbio/2020005 | |
Publié en ligne | 10 août 2020 |
Article
La plasticité phénotypique chez les insectes
Phenotypic plasticity in insects
Sorbonne Université, Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), UMR7622, Institut de Biologie Paris Seine, Laboratoire de Biologie du Développement (IBPS-LBD),
75005
Paris, France
* Auteur correspondant : Jean-Michel.Gibert@sorbonne-universite.fr
Reçu :
23
Mai
2020
Les insectes représentent 85 % des animaux. Ils se sont adaptés à de nombreux environnements et jouent un rôle majeur dans les écosystèmes. De nombreuses espèces d’insectes montrent de la plasticité phénotypique. Nous présentons ici les mécanismes impliqués dans la plasticité phénotypique chez différents insectes (les pucerons, le criquet migrateur, le papillon carte géographique, l’abeille ainsi que la plasticité nutritionnelle de la taille chez la drosophile et la plasticité des ocelles sur les ailes du papillon Bicyclus anynana). Nous décrivons également plus en détail nos travaux sur la plasticité thermique de la pigmentation chez la drosophile. Le froid induit une pigmentation abdominale plus foncée chez les femelles drosophiles. Nous avons montré que l’expression des gènes tan,yellow et Ddc, codant des enzymes de la voie de synthèse des mélanines, est modulée par la température et que c’est une conséquence, au moins en partie, de l’expression sensible à la température des gènes du locus bab qui les répriment.
Abstract
Insects represent 85% of the animals. They have adapted to many environments and play a major role in ecosystems. Many insect species exhibit phenotypic plasticity. We here report on the mechanisms involved in phenotypic plasticity of different insects (aphids, migratory locust, map butterfly, honeybee) and also on the nutritional size plasticity in Drosophila and the plasticity of the wing eye-spots of the butterfly Bicyclus anynana. We also describe in more detail our work concerning the thermal plasticity of pigmentation in Drosophila. We have shown that the expression of the tan, yellow and Ddc genes, encoding enzymes of the melanin synthesis pathway, is modulated by temperature and that it is a consequence, at least in part, of the temperature-sensitive expression of the bab locus genes that repress them.
Mots clés : plasticité phénotypique / insectes / expression génétique / plasticité thermique / phenotypic
Key words: plasticity / insects / gene expression / thermal plasticity
© Société de Biologie, 2020
Introduction
On estime qu’en nombre d’espèces, les insectes représentent 85 % du règne animal. Ils se sont adaptés à de nombreux environnements et jouent un rôle majeur dans les écosystèmes terrestres, sur terre ou en eau douce. Quelques espèces vivent même en milieu marin. Certaines espèces ont un impact négatif sur les activités humaines (parasites, vecteurs de maladies, insectes ravageurs des cultures). En revanche, d’autres sont de précieux auxiliaires (insectes pollinisateurs, prédateurs ou parasites d’insectes ravageurs) et ont même été domestiquées (abeille, vers à soie) ou sont des modèles de laboratoire fondamentaux pour la recherche, étant donné le niveau de conservation des gènes et des processus moléculaires chez les métazoaires (drosophile). Certaines adaptations des insectes impliquent de la plasticité phénotypique (Simpson et al., 2011), « l’aptitude d’un génotype donné à produire des phénotypes distincts en réponse à des conditions environnementales différentes » (Pigliucci, 2001). De nombreux facteurs environnementaux peuvent en effet induire des phénotypes particuliers chez certains insectes : facteurs biotiques (densité des populations, nutrition, nature de la plante hôte...) ou abiotiques (température, photopériode...). Dans cet article, je décrirai quelques cas, pris dans la littérature scientifique, de plasticité phénotypique chez des insectes puis je présenterai les résultats des travaux menés dans notre équipe sur la plasticité thermique de la pigmentation chez la drosophile, la petite mouche du vinaigre.
Formes ailées et aptères chez les pucerons
Les pucerons montrent un polyphénisme particulier : on observe en effet des individus aptères et des individus ailés (Braendle et al., 2006). Les femelles aptères ont une fécondité élevée et produisent de nombreux individus aptères. Lorsque la densité des colonies atteint un certain seuil, elles se mettent à produire des individus ailés qui vont se disperser pour former des colonies ailleurs. Les morphes ailés diffèrent des morphes aptères non seulement par leurs ailes et des muscles du vol fonctionnels mais également par une sclérotisation plus épaisse de la tête et du thorax, par des yeux composés plus développés, des ocelles, des antennes plus longues (Figure 1). Ce sont les conditions environnementales (principalement la densité des colonies, mais également la température et la photopériode) qui sont responsables de ce polyphénisme observé chez les femelles. De façon intéressante, on observe également des mâles ailés et des mâles aptères chez le puceron du pois, mais dans ce cas cette différence est génétique. Elle est le fruit de la variation génétique du locus aphicarus localisé sur le chromosome X (Braendle et al., 2005). Il vient juste d’être montré que l’allèle responsable de l’absence d’ailes chez certains mâles correspond à une duplication de 120kb contenant le gène follistatin (Li et al., 2020). Une étude récente montre que la voie insuline est impliquée dans la plasticité phénotypique des ailes chez le puceron du pois (Grantham et al., 2019). Cette voie est moins active chez les embryons destinés à donner des adultes aptères. D’autre part, la voie ecdysone est moins active chez les femelles produisant des individus ailés (Vellichirammal et al., 2017).
Figure 1 Formes aptère (haut) et ailée (bas) du puceron du pois, Acyrthosiphon pisum, (d’après Simpson et al., 2011). C’est la densité de la population qui induit le passage de la forme aptère à la forme ailée. |
Les phases du criquet migrateur
Le criquet migrateur, Locusta migratoria, montre un polyphénisme sous la forme de deux phases, la phase solitaire et la phase grégaire (Figure 2), qui diffèrent en particulier par la pigmentation : la forme solitaire est verte et cryptique tandis que la forme grégaire est fortement mélanisée et forme des essaims qui ont un impact catastrophique sur les cultures. C’est la densité de population qui induit le changement de phase de la forme solitaire à la forme grégaire via les contacts physiques entre individus et la perception visuelle des congénères (Roessingh et al., 1998 ; Simpson et al., 2001). On sait qu’une hormone, la corazonine, est impliquée dans le changement de phase : son injection chez la forme solitaire induit la phase grégaire et son inactivation empêche le changement de phase (Sugahara et al., 2015). Par ailleurs, des mutations spontanées du gène codant la corazonine ou son récepteur chez différentes espèces de criquets conduisent à un phénotype albinos (Sugahara et al., 2017).
Figure 2 Phases solitaire (haut) et grégaire (bas) du criquet migrateur, Locusta migratoria, (d’après Simpson et al., 2011). C’est la densité des populations qui induit le changement de la phase solitaire à la phase grégaire. |
Les polyphénismes du papillon carte géographique
La carte géographique, Araschnia levana, est un petit papillon couramment observé en Europe et en France en particulier. Il pond sur les orties et présente plusieurs générations par an. On observe des morphes avec des pigmentations des ailes très différentes au printemps et en été (Figure 3). C’est principalement la photopériode et dans une moindre mesure la température qui déterminent ces phénotypes (Reinhardt, 1984). En effet, lorsque les larves se développent en période de jours longs, les adultes émergeant après métamorphose montreront le phénotype de la forme d’été. En revanche, lorsque les larves se développent en période de jours courts en fin d’été, la chrysalide entrera en diapause et l’adulte émergeant au printemps montrera la forme printanière. On sait que l’ecdysone joue un rôle majeur dans ce polyphénisme (Koch & Bückmann, 1987). En effet, le pic de cette hormone n’a pas lieu au même moment au cours du développement pupal de la forme d’été et de la forme de printemps et la manipulation de cette hormone affecte le patron de pigmentation des ailes.
Figure 3 Polyphénisme chez la carte géographique, Araschnia levana. Les formes d’été (haut) et de printemps (bas) sont induites par les différences de photopériode. |
Epigénétique et polyphénismes chez l’abeille
Chez l’abeille, la reine et les ouvrières sont génétiquement identiques, mais seules les reines développent des ovaires fonctionnels et peuvent se reproduire. Elles sont, par ailleurs, plus grandes et vivent plus longtemps. C’est la nutrition qui détermine la différence entre ces deux castes. En effet, seules les larves destinées à être reines sont nourries avec de la gelée royale à un stade particulier du développement. Il a été montré que la méthylation de l’ADN est impliquée dans ce polyphénisme. En effet, l’inactivation par ARN interférant (ARNi) du gène codant la dnmt3, une enzyme méthylant l’ADN chez des larves destinées à devenir des ouvrières, conduit au développement d’adultes avec des ovaires bien formés (Kucharski et al., 2008). La méthylation de l’ADN est donc impliquée dans le développement du phénotype « ouvrière ». L’analyse de la méthylation de l’ADN dans le cerveau des reines et des ouvrières montre que plus de 550 gènes sont différemment méthylés et que ce phénomène est corrélé avec des différences d’expression d’isoformes particulières (Lyko et al., 2010). De plus, parmi les gènes dont l’ADN est différemment méthylé chez les larves d’ouvrières et de reines, on trouve des gènes impliqués dans les voies de signalisation de l’hormone juvénile et de l’insuline, deux hormones impliquées dans les différences entre castes (Foret et al., 2012). Par ailleurs, il a été montré que la gelée royale contient des molécules agissant comme inhibiteurs des histones déacétylases (Spannhoff et al., 2011). Pour le moment, on ne comprend pas bien comment la gelée royale inhibe la méthylation de l’ADN. Un mécanisme possible impliquerait l’inhibition des histones déacétylases, l’hyperacétylation des histones induisant une hypométhylation de l’ADN à certains loci.
Plasticité nutritionnelle chez la drosophile
La carence nutritionnelle entraîne une réduction de la taille chez la drosophile mais, de façon intéressante, les différents organes ne réagissent pas de la même façon. Ainsi, lorsque l’on nourrit moins des larves de drosophiles, les adultes qui émergeront après métamorphose seront globalement plus petits, mais la taille des ailes sera beaucoup plus réduite que celle des pièces génitales mâles (Tang et al., 2011) (Figure 4A). On sait que l’effet de la nutrition sur la croissance est médié principalement par la voie de signalisation de l’insuline. En conditions nutritionnelles favorables, des Drosophila insulin-like peptides (Dilps) se lient au récepteur de l’insuline (InR), induisant une cascade de phosphorylations qui active la kinase Akt. Celle-ci phosphoryle Foxo, un inhibiteur de la croissance, ce qui l’inactive en le séquestrant dans le cytoplasme. En conditions nutritionnelles réduites, la voie de signalisation de l’insuline est moins active, ce qui conduit à l’activation de Foxo qui va aller réguler ses cibles dans le noyau et réduire la croissance. Tang et al. ont analysé chez les larves les conséquences de l’inactivation de la voie insuline dans les tissus précurseurs de l’aile et des pièces génitales mâles, le disque imaginal d’aile et le disque imaginal génital, stade auquel a lieu l’essentiel de la croissance de ces tissus. Pour cela, ils ont généré des clones contrôles (sauvages) ou des clones homozygotes mutants pour les gènes codant le récepteur de l’insuline ou Akt dans le disque imaginal d’aile et le disque imaginal génital (Figure 4B). Dans le disque imaginal d’aile, les clones mutants ont une taille réduite par rapport aux clones contrôles, ce qui indique que l’inactivation de la voie insuline réduit fortement la croissance. En revanche, dans le disque imaginal génital, les clones mutants et les clones contrôles ont des tailles relativement comparables. En principe, quand la voie insuline est inactivée, on s’attend à ce que Foxo réduise la croissance, ce qui ne semble pas être le cas dans le disque génital. Les auteurs ont alors mesuré l’expression de foxo dans les deux disques et montré que foxo est exprimé beaucoup plus faiblement dans le disque imaginal génital que dans le disque imaginal d’aile (Figure 4C). Cette expression faible de foxo pourrait donc expliquer la croissance normale des clones dans lesquels la voie insuline est inactivée dans le disque imaginal génital. Pour le tester, les auteurs ont manipulé l’expression de foxo (Figure 4D). La diminution de l’expression de foxo dans le disque d’aile a réduit sa plasticité nutritionnelle. Inversement, l’augmentation de l’expression de foxo dans le disque génital a augmenté sa plasticité nutritionnelle (Figure 4D). Ces expériences démontrent donc que la différence de plasticité nutritionnelle de la taille des ailes et des pièces génitales mâles est due à une expression différente de foxo dans les tissus précurseurs de ces organes.
Figure 4 L’expression réduite de foxo dans le disque imaginal génital explique la plasticité nutritionnelle réduite des genitalia mâles chez la drosophile. A : Plasticité nutritionnelle de la taille de l’aile, du palpe maxillaire (Palpe, une pièce buccale) et des genitalia mâles (Gen). B : Clones de cellules contrôles ou mutantes pour des composants de la voie insuline (Akt ou Inr)) dans le disque imaginal d’aile ou le disque imaginal génital. C : Expression relative de foxo dans le disque d’œil-antenne (OA), le disque imaginal d’aile et le disque imaginal génital (Gen). D : Plasticité nutritionnelle de la taille de genitalia contrôles ou surexprimant foxo et de celle d’ailes contrôles ou dans lesquelles l’expression de foxo est diminuée. (Reproduit de Tang et al., 2011). |
Plasticité des ocelles sur les ailes du papillon Bicyclus anynana
Chez le papillon africain Bicyclus anynana on observe des formes saisonnières différant, en particulier, par la pigmentation des ailes. Des ocelles sont visibles sur la face ventrale de l’aile postérieure chez la forme de la saison humide, alors qu’ils sont quasiment absents chez la forme de la saison sèche. Sur la face ventrale de l’aile antérieure un ocelle postérieur est présent chez les deux formes tandis qu’un ocelle antérieur, plus petit, est plastique. Les formes de la saison humide ou de la saison sèche peuvent être produites au laboratoire en appliquant pendant le développement des papillons une température respectivement de 27 °C ou de 17 °C. L’hormone ecdysone est impliquée dans ce cas de plasticité phénotypique. Le titre d’ecdysone est plus élevé à 27 °C qu’à 17 °C et la manipulation de la voie ecdysone pendant le développement affecte le développement des ocelles, mais beaucoup plus sur l’aile postérieure (Monteiro et al., 2015) (Figure 5). À 17 °C, l’injection d’ecdysone augmente significativement, mais faiblement, la taille de l’ocelle postérieur sur l’aile antérieure (Figure 5A). À 27 °C, l’injection d’un inhibiteur de la voie ecdysone n’a pas d’effet sur cet ocelle (Figure 5A). À 17 °C, l’injection d’ecdysone génère sur l’aile postérieure le phénotype normalement observé à 27 °C (grands ocelles) (Figure 5B). Inversement, à 27 °C, l’injection d’un inhibiteur de la voie ecdysone génère sur l’aile postérieure le phénotype normalement observé à 17 °C (ocelles fortement réduits) (Figure 5B). La sensibilité à la voie ecdysone est donc très différente pour les ocelles de l’aile postérieure et l’ocelle postérieur de l’aile antérieure. Les auteurs ont pu relier ce phénomène à une expression différente du récepteur de l’ecdysone. En effet, il n’est pas exprimé dans l’ocelle postérieur présomptif de l’aile antérieure mais exprimé nettement dans les ocelles présomptifs de l’aile postérieure.
Figure 5 Effet de la manipulation de la voie ecdysone sur la taille des ocelles des ailes antérieure (A) ou postérieure (B) de la forme de la saison sèche (produite à 17 °C) ou de la saison humide (produite à 27 °C) du papillon Bicyclus anynana. 20E : injection d’ecdysone. V : Condition contrôle (injection de solvant seul). CucB : Injection d’un antagoniste du récepteur de l’ecdysone (Cucurbitacin B). (Reproduit de Monteiro et al., 2015). |
Plasticité thermique de la pigmentation chez la drosophile
Une température basse pendant le développement induit une plus forte mélanisation de la cuticule chez plusieurs espèces d’insectes d’ordres différents (hémiptères, orthoptères, diptères, coléoptères) (Holloway et al., 1997 ; Michie et al., 2010 ; Fedorka et al., 2013 ; Sharma et al., 2016 ; Sibilia et al., 2018). On pense que cette plasticité thermique de la pigmentation est adaptative. En effet, les individus plus foncés se réchauffent plus vite au soleil et cela augmente leur activité (Watt, 1969 ; Jong et al., 1996 ; Kuyucu et al., 2018 ; Sibilia et al., 2018 ; Zverev et al., 2018). Un effet de la température sur la pigmentation est également observé chez la drosophile Drosophila melanogaster chez laquelle la pigmentation abdominale des femelles est sensible à la température pendant le développement, en particulier dans la région postérieure (Gibert et al., 2000) (Figure 6). La drosophile étant un modèle de laboratoire depuis plus d’une centaine d’années et pour laquelle on dispose de nombreux outils génétiques, elle est particulièrement appropriée pour décrypter les mécanismes de la plasticité thermique de la pigmentation. Afin de nous focaliser tout d’abord sur l’effet de la température, nous avons utilisé une lignée isogénique (w1118) Pour identifier les réseaux de gènes médiant l’effet de la température sur la pigmentation abdominale des femelles, nous nous sommes tout d’abord intéressés aux gènes de structure directement impliqués dans la pigmentation : les gènes codant les enzymes de la voie de synthèse des pigments de la cuticule (Figure 7A). La pigmentation des drosophilidés est utilisée comme modèle pour étudier les mécanismes de l’évolution et il a été montré que les différences de pigmentation entre mâles et femelles ou entre espèces différentes sont dues à des différences dans la régulation spatiale de l’expression de ces gènes (Massey & Wittkopp, 2016). Selon les cas, ces gènes s’expriment durant la deuxième moitié du développement pupal ou chez les jeunes adultes juste après l’éclosion. Nous avons donc analysé l’expression de ces gènes dans l’épiderme abdominal postérieur de pupes femelles et de jeunes femelles (disséquées juste après l’émergence, lorsqu’elles sont sur le point de se pigmenter) développées à 18 °C ou à 29 °C pour voir si leur expression était modulée par la température. Nous avons montré que chez les pupes, l’expression des gènes tan, ebony, black, yellow et Ddc est modérément modulée par la température, et que chez les jeunes adultes, l’expression du gène tan est très fortement modulée par la température (Gibert et al., 2016) (Figure 7B). Ainsi, l’expression de tan est sept fois plus élevée à 18 °C qu’à 29 °C. Des expériences d’hybridation in situ sur les épidermes abdominaux de femelles développées à 18 °C ou 29 °C ont confirmé la forte modulation par la température de l’expression de tan dans l’abdomen postérieur. Le gène tan est impliqué dans la synthèse des mélanines (True et al., 2005). Son expression élevée à 18 °C est donc corrélée au phénotype de pigmentation observé. Etant donné la très forte modulation par la température de l’expression de tan, nous avons décidé d’étudier plus précisément ce gène. Afin de déterminer l’importance de tan dans la plasticité thermique de la pigmentation abdominale des femelles, nous avons manipulé son expression en utilisant le système UAS/Gal4 (Brand & Perrimon, 1993) (Figure 8). À 18 °C, l’abdomen postérieur des femelles est très sombre. La diminution de l’expression de tan, obtenue en utilisant un transgène UAS-RNAi-tan à 18 °C, conduit à une forte baisse de la mélanine, ce qui indique que la forte expression de tan à 18 °C est requise pour la pigmentation sombre normalement observée à cette température. Inversement, à 29 °C, la pigmentation de l’abdomen des femelles est très claire. La surexpression de tan dans l’épiderme abdominal, obtenue en utilisant une lignée UAS-tan, induit une forte production de mélanine. Ceci indique que l’expression endogène de tan à 29 °C est limitante pour la pigmentation. Ainsi, la modulation par la température de l’expression de tan joue un rôle majeur dans la plasticité thermique de la pigmentation abdominale des femelles de Drosophila melanogaster. Pour confirmer ce rôle important de tan, nous avons comparé les normes de réaction de femelles w1118 et mutantes pour tan (allèle perte de fonction de tan introgressé dans le fond w1118). L’analyse a indiqué des effets significatifs du génotype, de la température et de l’interaction génotype x température, confirmant ainsi un rôle majeur de tan dans la plasticité de la pigmentation abdominale des femelles de Drosophila melanogaster. Le laboratoire de Sean Carroll a identifié l’enhancer dirigeant l’expression de tan dans l’épiderme abdominal postérieur des mâles de Drosophila melanogaster appelé t_MSE (Jeong et al., 2008). Nous avons utilisé leur lignée transgénique avec la « nuclear enhanced green fluorescent protein » (nEGFP) sous le contrôle du t_MSE pour analyser l’activité de cet enhancer dans l’épiderme abdominal de femelles développées à 18 °C et à 29 °C. Nous avons observé que cet enhancer est actif chez les femelles et que son activité est bien plus forte à 18 °C qu’à 29 °C. Ainsi, l’effet de la température sur l’expression de tan passe au moins en partie par cet enhancer. Nous avons voulu savoir comment la température pouvait moduler l’activité de cet enhancer. On sait que les conditions environnementales peuvent modifier l’expression des gènes (Zhou et al., 2012) en modulant des processus épigénétiques tels que la compaction de la chromatine (Leung et al., 2014), la méthylation de l’ADN (Kucharski et al., 2008) ou le dépôt de marques d’histones (Simola et al., 2016). La méthylation de l’ADN étant absente chez la drosophile, nous nous sommes focalisés sur la compaction de la chromatine et la marque d’histone caractéristique des enhancers actifs H3K27ac dans l’épiderme abdominal postérieur des jeunes femelles. Nous avons utilisé comme contrôle négatif un enhancer du gène vestigial (vg) non exprimé dans l’épiderme abdominal. Pour analyser la compaction de la chromatine, nous avons utilisé la technique de Formaldehyde-Assisted-Isolation-of-Regulatory-Element (FAIRE) suivie de qPCR (Giresi et al., 2007 ; McKay & Lieb, 2013). Nous avons pu mettre en évidence que le t_MSE avait une structure ouverte comparée à celle de l’enhancer de vg (Gibert et al., 2016). En revanche, contrairement à ce qui était attendu, nous n’avons pas observé une ouverture plus grande de l’enhancer t_MSE à 18 °C qu’à 29 °C. De même, en utilisant des immunoprécipitations de chromatine (ChIP), nous avons observé un dépôt plus important de la marque activatrice H3K27ac sur le t_MSE que sur l’enhancer de vg, mais nous n’avons pas observé un dépôt plus important de cette marque à 18 °C qu’à 29 °C. Il est possible que cette absence de différence de structure de la chromatine au niveau du t_MSE à 18 °C et à 29 °C s’explique par une saturation de H3K27ac et de l’ouverture de la chromatine, l’enhancer étant actif aux deux températures (même s’il l’est beaucoup plus à 18 °C). Nous nous sommes alors demandé si d’autres régions de tan pouvaient être modulées par la température. Nous avons analysé la marque activatrice H3K4me3 au niveau du promoteur de tan. Toujours par ChIP sur des épidermes abdominaux de jeunes femelles développées à 18 °C ou 29 °C, nous avons pu montrer que la marque H3K4me3 était fortement modulée par la température sur le promoteur de tan. Il est intéressant de noter que la marque H3K4me3 est également modifiée par les conditions environnementales chez d’autres modèles : stress hydrique chez les plantes (van Dijk et al., 2010 ; Zong et al., 2013), stress chimique chez la levure (Weiner et al., 2012), nutrition riche en graisse dans le foie de souris (Börsch-Haubold et al., 2014). H3K4me3 apparaît donc ainsi comme une marque d’histone particulièrement impliquée dans la réponse à l’environnement. Nous avons alors cherché à identifier les gènes impliqués dans le dépôt de cette marque sur le promoteur de tan. Il existe trois complexes impliqués dans la méthylation de la lysine 4 de l’histone H3 chez la drosophile, différant par leur unité catalytique qui peut être Trithorax, Trithorax-related ou Set1 (Mohan et al., 2011). Nous avons testé l’implication de ces complexes dans la pigmentation abdominale par RNAi contre Trithorax, Trithorax-related et Set1 et montré que seul Trithorax était requis pour la production de mélanine. Nous avons ensuite analysé le rôle de Trithorax sur la régulation de tan. Nous avons pu montrer par ChIP que Trithorax était requis pour le dépôt de la marque H3K4me3 sur le promoteur de tan et par RT-qPCR que Trithorax était requis pour l’expression de tan. Ainsi, l’ensemble de ces expériences nous a permis d’identifier tan comme un gène majeur impliqué dans la plasticité thermique de la pigmentation abdominale des femelles de Drosophila melanogaster. De façon intéressante, l’expression de tan est également fortement modulée par les conditions environnementales dans les ailes du papillon Junonia coenia, une espèce présentant des morphes saisonniers très contrastés (Daniels et al., 2014). tan semble donc être un gène tout particulièrement impliqué dans la plasticité de la pigmentation chez les insectes.
Un des autres gènes codant une enzyme de pigmentation, pour lequel nous avons montré que son expression était modulée par la température chez les pupes (mais seulement environ deux fois), est le gène yellow (Gibert et al., 2016). Nous avons décidé d’analyser le rôle de ce gène dans la plasticité thermique de la pigmentation abdominale des femelles de Drosophila melanogaster. Le gène yellow s’exprimant dans les pupes, nous avons analysé son expression dans l’épiderme abdominal de pupes femelles w1118 développées à 18 °C ou à 29 °C par hybridation in situ. Nous avons observé que la température modulait l’expression spatio-temporelle de yellow dans l’épiderme abdominal, mais pas dans les cellules des soies présentes sur les segments abdominaux qui expriment fortement yellow (Gibert et al., 2017). De façon intéressante, on sait que l’expression de yellow dans les cellules des soies et dans l’épiderme abdominal est sous le contrôle d’enhancers distincts : l’expression de yellow dans les cellules des soies est contrôlée par un enhancer localisé dans le grand intron de yellow, tandis que l’expression de yellow dans l’épiderme abdominal est contrôlée par un enhancer localisé 3kb en amont du site d’initiation de la transcription de yellow, le wing-body-enhancer (wb-enhancer) (Jeong et al., 2006 ; Kalay & Wittkopp, 2010). Nous avons analysé l’activité du wb-enhancer à différentes températures en utilisant des lignées transgéniques avec la nEGFP sous le contrôle du wb-enhancer (Jeong et al., 2006). Nous avons observé que la nEGFP mimait la sensibilité à la température de l’expression de yellow dans le segment A7. Il semble donc qu’une partie de l’effet de la température passe par le wb-enhancer. En revanche, alors que l’expression de yellow est clairement modulée par la température dans les segments A6 et A5, la nEGFP ne mime pas cet effet (elle montre même un effet opposé pour A5). Il est probable que des séquences régulatrices du locus yellow non présentes dans le transgène expliquent cette différence. On sait, en effet, que le locus yellow est dans un environnement très particulier. Il est localisé près du télomère du chromosome X, une région avec des propriétés particulières telles qu’un taux de recombinaison réduit et une faible variation génétique (Munté et al., 1997). De plus, yellow est bordé par un site de fixation pour la protéine insulatrice Su(Hw) (Golovnin et al., 2003). Par ailleurs, on sait aussi que l’expression de yellow seule n’est pas suffisante pour induire la production de mélanine (Wittkopp et al., 2002). Pour induire cet effet, il faut simultanément réduire l’expression d’ebony ou induire celle de tan (Wittkopp et al., 2002 ; Jeong et al., 2008).
Pour voir dans quelle mesure la plasticité thermique de la pigmentation abdominale des femelles de Drosophila melanogaster pouvait impliquer une synergie entre yellow et tan, nous avons comparé les effets sur la pigmentation de la cuticule abdominale de la surexpression de yellow seul, de tan seul, ou des deux à la fois, à 29 °C. Nous avons observé que la surexpression des deux gènes induisait une pigmentation beaucoup plus sombre, mimant le phénotype observé à 18 °C. Nous en avons donc conclu que la modulation de l’expression de yellow contribuait à la plasticité thermique de la pigmentation abdominale, mais que tan jouait un rôle essentiel (Gibert et al., 2017). Ainsi, la plasticité thermique de la pigmentation abdominale des femelles résulte de la modulation par la température de différents gènes à des stades développementaux distincts.
Dans les expériences décrites dans les paragraphes précédents, nous avons utilisé un seul fond génétique comme fond sauvage, la lignée isogénique w1118 pour nous focaliser sur l’effet de la température. Cependant, il existe une variation génétique importante pour la pigmentation abdominale des femelles de Drosophila melanogaser dans les populations naturelles (Kopp et al., 2003 ; Bastide et al., 2013 ; Rogers et al., 2013 ; Dembeck et al., 2015). Afin d’analyser comment variation génétique et environnementale s’intègrent pour produire le phénotype de pigmentation abdominale, nous avons pris en compte ces deux sources de variation. À partir d’une population échantillonnée au Canada (Yeaman et al., 2010) dans laquelle nous avons observé du polymorphisme génétique pour la pigmentation abdominale des femelles, nous avons établi par sélection artificielle deux lignées différant par la pigmentation abdominale que nous avons appelées Dark et Pale (De Castro et al., 2018). Nous les avons fait se développer à 18 °C, 25 °C et 29 °C et avons quantifié leur pigmentation pour tracer leurs normes de réaction (Figure 9).
L’analyse des données obtenues a mis en évidence des effets importants de la température, du génotype mais également des interactions génotype x température significatives (seulement pour les segments A6 et A7). Ainsi, les deux lignées ont une pigmentation différente, sont plastiques mais ont des plasticités distinctes. Tout d’abord, nous avons cherché à identifier les contributions des différents chromosomes à la divergence de pigmentation observée entre les deux lignées. Pour cela, nous avons construit 8 lignées, chacune portant une combinaison particulière des chromosomes X, II et III des lignées Dark et Pale. Un effet très puissant du chromosome III était évident à l’œil nu. La quantification et l’analyse de la pigmentation des segments A4, A5, A6 et A7 a confirmé cet effet très important du chromosome III en particulier pour les segments les plus postérieurs (Eta squared : 0,83 pour A6 et A7, 0,29 pour A5 et 0,14 pour A4). En revanche, les effets des chromosomes X et II étaient non significatifs ou très faibles. Un très bon candidat localisé sur le chromosome III est le locus bric-à-brac (bab), constitué des gènes paralogues bric-à-brac 1 (bab1) et bric-à-brac 2 (bab2), associé précédemment à la variation de la pigmentation abdominale femelle dans les populations naturelles de Drosophila melanogaster (Kopp et al., 2003 ; Bickel et al., 2011 ; Bastide et al., 2013 ; Rogers et al., 2013). Afin de tester si de la variation génétique liée au locus bab était impliquée dans la différence de pigmentation observée entre les lignées Dark et Pale, nous avons génotypé pour le locus bab et phénotypé pour la pigmentation abdominale 40 individus d’une F2 issue d’un croisement initial entre des femelles Dark et des mâles Pale. Pour génotyper ces individus au locus bab, nous avons recherché du polymorphisme à ce locus. Nous avons amplifié et séquencé une région régulatrice localisée dans l’intron de bab1, le dimorphic cis-regulatory element, qui dirige l’expression de bab1 et bab2 dans l’épiderme de l’abdomen postérieur (Williams et al., 2008). Nous avons mis en évidence une délétion de 56 paires de bases dans l’enhancer de la lignée Dark que nous avons utilisée pour génotyper par PCR les 40 individus F2. L’analyse de ces données a montré une forte association du locus bab à la pigmentation dans les segments A6 (P < 0,001 ; Eta squared : 0,61) et A7 (P < 0,001 ; Eta squared : 0,74) mais pas dans le segment A5 (p = 0,49). Les individus homozygotes pour l’allèle de bab de la lignée Dark sont les plus pigmentés, les individus homozygotes pour l’allèle de bab de la lignée Pale sont les moins pigmentés et les hétérozygotes ont une pigmentation intermédiaire.
De façon intéressante, la délétion de 56 paires de bases, non observée dans les allèles naturels de bab décrits précédemment, élimine deux sites de fixation pour le facteur de transcription Abdominal B (Abd-B), un activateur direct de bab (Williams et al., 2008). Il a été montré précédemment que ces deux sites, en combinaison avec 12 autres sites de fixation pour Abd-B présents dans cet enhancer, contribuent à l’expression de bab dans l’épiderme de l’abdomen postérieur (Williams et al., 2008). Les haplotypes des lignées Dark et Pale ne diffèrent par ailleurs que par une substitution de nucléotide. Pour tester si la délétion des deux sites Abd-B avait un effet sur l’activité du dimorphic CRE nous avons construit des lignées transgéniques ayant la nEGFP sous le contrôle de l’enhancer dimorphique de la lignée Dark ou de la lignée Pale. Les transgènes ont été intégrés dans la même localisation génomique pour éviter des effets de position en utilisant la transgenèse avec l’intégrase PhiC31 (Bischof et al., 2007). Pour détecter un effet éventuel de la température, nous avons mis à développer ces lignées à 18 °C et à 29 °C. La nEGFP sous le contrôle de ces séquences régulatrices ne s’exprimait que dans les segments A6 et A7. La quantification de la nEGFP dans ces segments a montré que l’enhancer dimorphique de la lignée Dark est moins actif que celui de la lignée Pale. De plus, les deux enhancers sont plus actifs à 29 °C qu’à 18 °C ; bab étant un répresseur de la pigmentation, ces activités différentielles sont corrélées aux phénotypes de pigmentation observés.
Pour tester si la différence d’activité entre les enhancers dimorphiques des deux lignées était bien due à une modulation de l’activation par Abd-B via la délétion des deux sites de fixation, nous avons conçu une expérience plus complexe dans laquelle nous avons fait varier le génotype de l’enhancer, la température et la dose d’Abd-B. Pour cela nous avons utilisé une lignée de drosophile portant sur un chromosome III une délétion du locus Abd-B et sur l’autre chromosome III une duplication d’Abd-B. Cela nous a permis d’obtenir des mouches avec 1,2 ou 3 doses d’Abd-B et la nEGFP sous le contrôle de l’enhancer dimorphique de la lignée Dark ou de la lignée Pale. Nous avons placé ces mouches à 18 °C et 29 °C pendant leur développement. La quantification et l’analyse de la nEGFP dans l’épiderme abdominal a mis en évidence, comme précédemment, un effet du génotype et de la température, mais également un effet de la dose d’Abd-B, ce qui était attendu puisque c’est un activateur direct de l’enhancer dimorphique. De façon très intéressante, une interaction significative entre la dose d’Abd-B et le génotype de l’enhancer a été observée. Ceci démontre que la délétion des deux sites de fixation pour Abd-B dans l’enhancer dimorphique de la lignée Dark a un impact fonctionnel détectable sur l’activation de l’enhancer par Abd-B. De plus, nous avons observé une interaction significative entre la dose d’Abd-B et la température, ce qui signifie que la température affecte le rôle d’Abd-B sur l’activité de l‘enhancer. Cependant, nous n’avons pas détecté de modulation par la température de l’expression d’Abd-B dans l’épiderme abdominal pupal. Cette interaction significative entre Abd-B et la température n’est donc pas due à une plasticité transcriptionnelle d’Abd-B. Il est donc probable que l’effet de la température sur Abd-B soit post-transcriptionnel (activité de la protéine, liaison à l’enhancer, interaction avec un cofacteur...).
Les effets du génotype et de la température sur l’activité des enhancers dimorphiques ont été analysés avec des lignées transgéniques exprimant la nEGFP sous le contrôle de ces séquences régulatrices. Pour analyser si le génotype et la température pouvaient moduler l’expression des gènes bab1 et bab2 endogènes, nous avons analysé leur expression dans l’épiderme abdominal postérieur de jeunes femelles adultes et de pupes femelles. Nous avons pu montrer que l’expression de bab1 et bab2 était moins forte dans la lignée Dark que dans la lignée Pale et que l’expression des deux gènes était plus élevée à 29 °C qu’à 18 °C. Ainsi l’expression des gènes bab1 et bab2 est corrélée à l’activité des enhancers dimorphiques analysée dans les lignées transgéniques. Nous en avons conclu que la différence d’expression de bab1 et bab2 entre les lignées Dark et Pale était due à la délétion des deux sites de fixation pour Abd-B dans l’enhancer dimorphique de la lignée Dark. D’autre part, la modulation par la température de l’expression de bab1 et bab2 est due, au moins en partie, à la sensibilité à la température de l’activité de l’enhancer dimorphique. bab1 et bab2 codent des facteurs de transcription. Leur effet sur la pigmentation doit donc être médié par des gènes de structure, en l’occurrence des enzymes impliquées dans la synthèse des mélanines. Il est déjà connu que le locus bab régule yellow et Ddc (Jeong et al., 2006 ; Gibert et al., 2007). Il vient même d’être montré très récemment que cette régulation de yellow par bab est directe (Roeske et al., 2018). Par ailleurs, étant donné le rôle de tan dans la plasticité thermique de la pigmentation que nous avons mis en évidence précédemment (Gibert et al., 2016), il était logique de proposer l’hypothèse selon laquelle bab régule tan. Pour tester cette hypothèse, nous avons manipulé l’expression de bab1 par RNAi et examiné les conséquences sur l’expression de tan (par hybridation in situ) et sur l’activité des séquences régulatrices de tan (en utilisant une lignée avec la nEGFP comme rapporteur de l’activité du t_MSE). Nous avons observé que la diminution de l’expression de bab1 entraîne une augmentation de l’expression de tan et de l’activité du t_MSE (Figure 10). Ainsi, bab réprime tan et cette répression est médiée, au moins en partie, par l’enhancer t_MSE.
Logiquement, puisque bab est différemment exprimé entre les lignées Dark et Pale et modulé par la température dans ces deux lignées, on s’attend à ce qu’il en soit de même pour sa cible tan. Nous avons analysé l’expression de tan dans les lignées Dark et Pale développées à 18 °C et 29 °C par hybridation in situ et par RT-qPCR. Nous avons observé, d’une part, que tan est plus exprimé dans la lignée Dark que dans la lignée Pale et, d’autre part, que tan s’exprime plus fortement à 18 °C qu’à 29 °C dans les deux lignées.
Ainsi, nous comprenons mieux comment la température affecte la pigmentation abdominale des femelles de Drosophila melanogaster (Figure 11). La température module l’activation de l’enhancer dimorphique de bab en partie via sa régulation par Abd-B. Il s’ensuit que l’expression de bab1 et bab2 est plus forte à température élevée. L’implication du locus bab dans la plasticité thermique de la pigmentation abdominale précédemment montrée génétiquement (Gibert et al., 2007) correspond donc à un effet transcriptionnel. Cet effet de la température sur l’expression de bab1 et bab2 a pour conséquence une expression plus faible de tan à température élevée. Par ailleurs, Trithorax contribue à l’expression élevée de tan à 18 °C (Gibert et al., 2016). La sensibilité à la température de l’expression de yellow et Ddc précédemment montrée est également, au moins en partie, une conséquence de la modulation par la température de l’expression de bab1 et bab2, puisque yellow et Ddc sont régulés par bab.
Il est intéressant de noter que la variation génétique dans le t_MSE a été impliquée dans la variation intra- ou interspécifique chez de nombreuses drosophiles du groupe Melanogaster (Jeong et al., 2008 ; Bastide et al., 2013 ; Dembeck et al., 2015 ; Endler et al., 2015 ; Yassin et al., 2016). Il en est de même pour l’enhancer dimorphique de bab (Rogers et al., 2013). Ainsi, les mêmes séquences régulatrices médient l’effet de l’environnement et accumulent des mutations avec un impact fonctionnel. Il est possible que la sensibilité à la température de ces séquences régulatrices, en diversifiant les phénotypes produits par un allèle donné, transforme ces locus en hot-spots évolutifs en facilitant leur sélection.
Figure 6 Cuticules abdominales de femelles de Drosophila melanogaster génétiquement identiques (lignée isogénique w1118) développées à 18 °C, 25 °C et 29 °C. La pigmentation de l’abdomen postérieur (segments A5, A6 et A7) est très sensible à la température. A : Antérieur ; P : Postérieur ; D : Dorsal ; V : Ventral. (Reproduit de Gibert et al., 2016). |
Figure 7 L’expression de certains des gènes codant des enzymes de la voie de synthèse des pigments de la cuticule est modulée par la température. A : Voie de synthèse des pigments de la cuticule. B : Expression relative des gènes codant ces enzymes dans l’épiderme abdominal de pupes femelles ou de jeunes femelles développées à 18 °C ou 29 °C. L’expression relative a été normalisée à 1 pour 29 °C. (Reproduit de Gibert et al., 2016). |
Figure 8 La réduction de l’expression de tan à 18 °C diminue fortement la pigmentation, tandis que la surexpression de tan à 29 °C augmente sensiblement la pigmentation. Le pilote pnr-Gal4 s’exprime dans la région dorsale, à droite de la ligne hachurée. Les régions latérales servent donc de contrôle interne. (Reproduit de Gibert et al., 2016). |
Figure 9 Cuticule abdominale de femelles de la lignée Dark et de la lignée Pale développées à 18 °C, 25 °C et 29 °C. (Reproduit de De Castro et al., 2018). |
Figure 10 bab1 réprime tan. A : Phénotype de pigmentation de femelles contrôles (pnr-Gal4/+) ou exprimant un RNAi contre bab1 dans la région dorsale (RNAi-bab1/+ ;pnr-Gal4/+). B : Hybridation in situ montrant l’expression de tan dans l’épiderme abdominal de femelles fraîchement écloses des mêmes génotypes. C : Expression de la nEGFP dirigée par le t_MSE dans l’épiderme abdominal de femelles des mêmes génotypes. (Reproduit de De Castro et al., 2018). |
Figure 11 Modèle du réseau de gènes médiant l’effet de la température sur la pigmentation abdominale des femelles (De Castro et al., 2018). L’expression des gènes bab augmente à température élevée tandis que celle de tan, yellow et Ddc diminue. Par ailleurs, nous avons montré que Trithorax (Trx) est requis pour l’expression élevée de tan à basse température (Gibert et al., 2016). |
Remerciements
Je remercie chaleureusement Sophie Gournet pour ses dessins illustrant les Figures 1, 2 et 3. Je remercie également les membres de mon équipe, en particulier Emmanuèle Mouchel-Vielh avec qui je travaille pour décrypter les mécanismes de la plasticité phénotypique chez la drosophile.
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Citation de l’article : Gibert, J.-M. (2020). La plasticité phénotypique chez les insectes. Biologie Aujourd’hui, 214, 33-44
Liste des figures
Figure 1 Formes aptère (haut) et ailée (bas) du puceron du pois, Acyrthosiphon pisum, (d’après Simpson et al., 2011). C’est la densité de la population qui induit le passage de la forme aptère à la forme ailée. |
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Figure 2 Phases solitaire (haut) et grégaire (bas) du criquet migrateur, Locusta migratoria, (d’après Simpson et al., 2011). C’est la densité des populations qui induit le changement de la phase solitaire à la phase grégaire. |
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Figure 3 Polyphénisme chez la carte géographique, Araschnia levana. Les formes d’été (haut) et de printemps (bas) sont induites par les différences de photopériode. |
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Figure 4 L’expression réduite de foxo dans le disque imaginal génital explique la plasticité nutritionnelle réduite des genitalia mâles chez la drosophile. A : Plasticité nutritionnelle de la taille de l’aile, du palpe maxillaire (Palpe, une pièce buccale) et des genitalia mâles (Gen). B : Clones de cellules contrôles ou mutantes pour des composants de la voie insuline (Akt ou Inr)) dans le disque imaginal d’aile ou le disque imaginal génital. C : Expression relative de foxo dans le disque d’œil-antenne (OA), le disque imaginal d’aile et le disque imaginal génital (Gen). D : Plasticité nutritionnelle de la taille de genitalia contrôles ou surexprimant foxo et de celle d’ailes contrôles ou dans lesquelles l’expression de foxo est diminuée. (Reproduit de Tang et al., 2011). |
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Figure 5 Effet de la manipulation de la voie ecdysone sur la taille des ocelles des ailes antérieure (A) ou postérieure (B) de la forme de la saison sèche (produite à 17 °C) ou de la saison humide (produite à 27 °C) du papillon Bicyclus anynana. 20E : injection d’ecdysone. V : Condition contrôle (injection de solvant seul). CucB : Injection d’un antagoniste du récepteur de l’ecdysone (Cucurbitacin B). (Reproduit de Monteiro et al., 2015). |
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Figure 6 Cuticules abdominales de femelles de Drosophila melanogaster génétiquement identiques (lignée isogénique w1118) développées à 18 °C, 25 °C et 29 °C. La pigmentation de l’abdomen postérieur (segments A5, A6 et A7) est très sensible à la température. A : Antérieur ; P : Postérieur ; D : Dorsal ; V : Ventral. (Reproduit de Gibert et al., 2016). |
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Figure 7 L’expression de certains des gènes codant des enzymes de la voie de synthèse des pigments de la cuticule est modulée par la température. A : Voie de synthèse des pigments de la cuticule. B : Expression relative des gènes codant ces enzymes dans l’épiderme abdominal de pupes femelles ou de jeunes femelles développées à 18 °C ou 29 °C. L’expression relative a été normalisée à 1 pour 29 °C. (Reproduit de Gibert et al., 2016). |
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Figure 8 La réduction de l’expression de tan à 18 °C diminue fortement la pigmentation, tandis que la surexpression de tan à 29 °C augmente sensiblement la pigmentation. Le pilote pnr-Gal4 s’exprime dans la région dorsale, à droite de la ligne hachurée. Les régions latérales servent donc de contrôle interne. (Reproduit de Gibert et al., 2016). |
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Figure 9 Cuticule abdominale de femelles de la lignée Dark et de la lignée Pale développées à 18 °C, 25 °C et 29 °C. (Reproduit de De Castro et al., 2018). |
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Figure 10 bab1 réprime tan. A : Phénotype de pigmentation de femelles contrôles (pnr-Gal4/+) ou exprimant un RNAi contre bab1 dans la région dorsale (RNAi-bab1/+ ;pnr-Gal4/+). B : Hybridation in situ montrant l’expression de tan dans l’épiderme abdominal de femelles fraîchement écloses des mêmes génotypes. C : Expression de la nEGFP dirigée par le t_MSE dans l’épiderme abdominal de femelles des mêmes génotypes. (Reproduit de De Castro et al., 2018). |
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Figure 11 Modèle du réseau de gènes médiant l’effet de la température sur la pigmentation abdominale des femelles (De Castro et al., 2018). L’expression des gènes bab augmente à température élevée tandis que celle de tan, yellow et Ddc diminue. Par ailleurs, nous avons montré que Trithorax (Trx) est requis pour l’expression élevée de tan à basse température (Gibert et al., 2016). |
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