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Numéro
Biologie Aujourd'hui
Volume 211, Numéro 2, 2017
Page(s) 157 - 160
Section Autour de Claude Bernard
DOI https://doi.org/10.1051/jbio/2017023
Publié en ligne 13 décembre 2017

© Société de Biologie, 2017

Un début aléatoire

La communauté scientifique doit une grande reconnaissance à Claude Bernard. Cependant, son orientation vers les sciences n'était évidente, ni au collège ni au lycée : il ne s’y passionnait que pour l'histoire, la littérature et la philosophie. Son plus grand plaisir était de composer des poèmes, d'écrire des lettres pittoresques et de s'immerger dans l'œuvre de Hugo ou de Baudelaire. Il rêvait de devenir romancier et dramaturge mais son père, qui ne partageait pas ses illusions, le dirigea vers une carrière plus rentable et le plaça comme apprenti dans la pharmacie d'un Monsieur Millet à Lyon. C'était une carrière intéressante pour un étudiant médiocre qui avait échoué à son bac – par deux fois !

Au lycée, Claude Bernard avait étudié la philosophie de Descartes, mettant en avant la nécessité de douter et le besoin de preuves. Influencé par ce scepticisme, Bernard avait très vite perdu tout intérêt pour la pharmacie qui se contentait alors de traitements non testés – fantaisistes même – comme le ményanthe et la thériaque souvent prescrits pour soigner une vaste gamme de maladies. Profondément déçu, il cessa d'étudier et revint à sa passion. Dans le grenier où il logeait, il écrivit une pièce de théâtre romantique. La Rose du Rhône fut mise en scène dans un petit théâtre de Lyon et obtint un modeste succès. Bernard reçut une récompense de 100 francs – pour lui une petite fortune.

Peu après, il commit quelques erreurs dans l'officine – peut-être un peu intentionnelles. Elles lui valurent son renvoi de la pharmacie et lui permirent de se consacrer à l'écriture d'une seconde pièce, malgré la désapprobation de son père. Néanmoins sa mère était fière de son fils, et grâce à ses relations, Bernard obtint un entretien à Paris avec le critique littéraire Saint-Marc Girardin à qui il présenta Arthur de Bretagne, son nouveau drame en trois actes. L'influent Girardin – classiciste renommé – réagit d'une façon compréhensible contre cette pièce romantique : « …Votre avenir ne sera pas dans le théâtre. Vous avez une certaine connaissance de la pharmacie – je vous recommande de suivre une carrière plus scientifique – peut-être la médecine ».

Un étudiant ciblé

Ayant réussi à son bac – au troisième essai – Claude fut accepté comme externe à l'Hôtel Dieu. Mais s'il était fasciné par les maladies, il eut de nouveau des difficultés à accepter certains concepts et faits prétendument démontrés. Il exprimait son scepticisme à propos de la saignée et autres traitements défiant la logique, mais fort recommandés à cette époque malgré l'absence de preuve de leur efficacité. Son attitude incrédule se manifestait aussi par le rejet du concept abstrait de vitalisme. Certains professeurs réagissaient contre ce scepticisme, tandis que d'autres, François Magendie – physiologiste et médecin renommé – et Pierre Rayer – le médecin de Louis-Napoléon – applaudissaient son indépendance de pensée. En fait, pour Bernard, une compréhension précise de la physiologie du corps humain, un domaine largement inexploré, était un préalable indispensable. Pour un parcours dédié à la recherche, il avait besoin de l'agrégation. Mais incapable d'accepter la pensée et les approches traditionnelles de la médecine – et après une soutenance de thèse médiocre – il échoua à l'agrégation de manière lamentable. L'entrée dans la recherche lui était refusée : devenir médecin de campagne lui semblait la dernière option possible.

Pour lui permettre de se consacrer à la recherche, Magendie et Rayer trouvèrent une solution, sous la forme d'un mariage arrangé avec Fanny Martin, fille d'un médecin en vue. Bernard aurait les revenus d'une dot assez généreuse pour mener une vie agréable. De plus, ces ressources lui permettraient de développer ses propres idées dans le laboratoire de Magendie au Collège de France. Il travailla dur, et pendant des années, ses découvertes furent largement acceptées1, même si elles étaient souvent contestées par ses concurrents à l'Université – entre autres les physiologistes Mialhe, Bérard et Longet.

Bernard n'avait aucune intention de pratiquer la médecine : il considérait les traitements de l'époque comme des expériences sur les êtres humains : contraires à l'éthique et futiles – et même dangereuses. Ses propres expériences n'étaient réalisées que sur des animaux. Cette pratique et son refus de suivre les traces du père de Fanny générèrent de violentes disputes avec Fanny ainsi qu'avec les deux filles du couple. Toutes les trois devinrent des membres très actifs de la société de protection des animaux et elles manifestèrent dans les rues de Paris – contre Bernard. Pendant plusieurs années, jusqu'à la séparation définitive, il trouva souvent un refuge – même la nuit – dans son laboratoire humide et malsain situé dans une cave du Collège de France, entouré de ses animaux et ses préparateurs comme Paul Bert, Auguste Tripier, Albert Dastre, Louis Ranvier et Arsène D'Arsonval : sa vraie famille.

Reconnaissance

La réputation de Bernard augmentait progressivement. Avec le médecin Charles Robin et son mentor Pierre Rayer, il fonda en 1848 la Société de Biologie pour créer une tribune destinée aux contributions des jeunes chercheurs. Pendant les années suivantes, et grâce à de nombreuses découvertes importantes, il devint membre des Académies – des Sciences, de Médecine et finalement de l'Académie française, ou il siégeait près de Saint-Marc Girardin. Ses récompenses et ses subventions lui permirent de racheter une gentilhommière à côté de sa maison natale à St. Julien-en-Beaujolais. C'est là qu'il écrivit sa magnifique « Introduction à l'Étude de la Médecine Expérimentale » (Bernard, 1865). Pour pouvoir y travailler au cours de ses nombreux séjours, il créa aussi un petit laboratoire pour étudier – entre autres – les effets du glucose sur les végétaux, ainsi que la fermentation alcoolique, sujet d'une importante controverse avec Louis Pasteur (Wise, 2014). Il y développait ses idées philosophiques sur la recherche, afin d'identifier et d'enseigner les raisons de son propre succès. Toujours, il y appréciait son environnement, la tranquillité, les pervenches et ses hectares de vignes.

Et aujourd'hui ?

Les découvertes de Bernard, largement renforcées et étendues par des méthodes modernes, restent reconnues et encore enseignées. Mais les priorités de la recherche et de la pratique de la médecine ont évolué après un siècle et demi. Il est important d'examiner si les principes de Claude Bernard – même bien-fondés – sont mis en œuvre. Il faut examiner d'abord celui sur lequel Bernard a toujours mis l'accent : la nécessité de mettre à l'épreuve que ce soit une théorie ou un traitement, et d'écarter ce qui n'est pas corroboré par l'évidence. L'homéopathie est notre première déception…

Popularisée par Samuel Hahnemann dans la première partie du 19e siècle (Faure, 2015), cette pratique continue de conserver sa popularité globale, et cela malgré les rapports exhaustifs officiels de l'Australie (Pakpoor, 2015) et des États-Unis (USA Federal Trade Commission, 2015) de son inefficacité sur le cours d'une maladie. En fait, l'homéopathie n'exerce qu'un effet placebo sur des symptômes banals. Malgré ces rapports, la Suisse rembourse les médicaments homéopathiques au même niveau que les produits pharmaceutiques. La France les rembourse à 30 % et sa population consomme 25 % de tous les produits homéopathiques vendus sur le marché mondial. Les traitements sont remboursés à raison de 300 millions d'euros pour les produits et de 50 millions d'euros pour les consultations des 5000 médecins homéopathes. C'est de l'argent qu'on pourrait certainement mieux utiliser ailleurs !

Un deuxième principe de Claude Bernard concerne l'abus de statistiques. Certes, Bernard applaudissait les raisonnements de Pierre-Charles Louis (le fondateur de l'« evidence-based medicine ») quand il montrait par sa méthode de calcul que la saignée n'aidait pas les patients qui souffraient d'une pneumonie (Louis, 1835). Néanmoins, Bernard critiquait souvent et profondément les nombreuses généralisations fondées seulement sur des statistiques (Bernard/Delhoume, 1947). À son avis, des valeurs comme les moyennes et médianes n'étaient que des chiffres qui pouvaient cacher les variations entre les individus – pour lui le phénomène le plus intéressant et important.

Cet abus de la statistique est bien évident avec la chimiothérapie du cancer avancé. La US Federal Drug Administration (FDA) et les autres comités nationaux approuvent les médicaments largement sur la base de statistiques des études cliniques, et non pas d'après leurs bénéfices réels. Cela conduit à l'approbation d'un certain nombre de produits qui n'exercent pas le moindre effet. Par exemple, l'adjonction de l'Erlotinib au traitement du cancer du pancréas ne prolonge en moyenne la vie des malades que de 10 jours (Moore et al., 2007). Ce produit augmente le coût annuel du traitement de $50 000 pour chaque patient – sans parler des effets secondaires. Son approbation par la FDA était fondée statistiquement sur une valeur de probabilité « p » de 0,05 – un seuil décisif dans la plupart des essais cliniques comparatifs. Cette politique favorise non seulement l'industrie pharmaceutique mais aussi l'État, qui tire profit des impôts des sociétés. L'Association des Statisticiens Américains (ASA) a récemment et fortement attaqué la rigidité et l'universalité de cette valeur « p » (Baker, 2016).

La chimiothérapie représente également une triste négation du principe bernardien de ne pas pratiquer des expériences sur les êtres humains. Globalement 30 % des traitements du cancer avancé sont off label – c'est-à-dire sans l'approbation des comités nationaux. Les médicaments sont utilisés, soit pour des cancers différents de l'usage préconisé, soit en dosages contraires à ceux approuvés (Saiyed et al., 2017). C'est une pratique dispendieuse et surtout non éthique.

Un troisième principe reste le plus important de Bernard : le déterminisme expérimental. Ce concept consiste à identifier les conditions – les facteurs individuels – qui pourraient être responsables de résultats différents entre deux expériences exécutées selon des protocoles apparemment identiques. Bernard était choqué par les expérimentateurs qui ignoraient ce concept, et qui répétaient leurs expériences jusqu'à ce que le résultat se conforme – par hasard – à leurs théories ou leurs espérances. Cette attitude reste aujourd'hui un problème important, surtout dans les études pharmaceutiques : les résultats négatifs, indésirables ou inattendus qui sont cachés : non soumis à la publication ni à l'approbation.

L'héritage

Il ne faut pas oublier les contributions de Bernard à l'éducation des étudiants en médecine, des scientifiques et surtout du grand public. La réputation de ses conférences, passionnantes et provocatrices au Collège de France, devenait de plus en plus grande. Les gradins de ses salles de conférence étaient toujours bondés. Bernard attirait des auditeurs des quatre coins du monde par ses conférences appréciées pour leur nouveauté et son enthousiasme.

Un auditeur de Bernard dans les dernières années de sa vie, Henry Céard, externe à l'Hôpital Lariboisière, fut responsable d'un événement fascinant. L'intérêt de Céard pour la médecine fut contrarié par sa passion dominante pour l'écriture de poèmes et de prose sur des thèmes naturalistes, sous l'influence de son grand héros Émile Zola. Même si cette obsession mit fin à ses études de médecine, Céard a identifié une similitude frappante entre le déterminisme expérimental de Bernard et le naturalisme de Zola selon qui l'hérédité, l'environnement et les passions d'un individu déterminaient un avenir prévisible et reproductible. Céard envoya à Zola une copie de « L'introduction… » de Bernard, dans le but de faire partie de son cercle d'écrivains, le Groupe de Médan – qui comprenaient entre autres Maupassant, Alexis, Huysmans. Zola, toujours passionné par la science, saisit avec enthousiasme le concept de déterminisme expérimental, pour justifier et soutenir sa propre philosophie naturaliste, dépeinte dans le cycle des Rougon-Macquart.

Le décès de Claude Bernard en 1878 fut honoré par des funérailles nationales. Il fut le premier scientifique honoré de cette façon. L'évènement attira un cortège de quelques milliers de personnes. Le lendemain, on put lire dans les journaux que « …tout Paris pleurait »… ce qui traduisait la reconnaissance et l'appréciation du public pour les contributions de Bernard à la science médicale. Quelques années après son décès, son ami Georges Barral publia sa pièce en trois actes, Arthur de Bretagne. De plus, en 1880, Émile Zola dédia à Claude Bernard son nouveau livre, le Roman Expérimental. Perché sur son nuage, Claude Bernard aurait été bien satisfait de cet hommage rendu à son travail par le monde scientifique et le grand public. Mais on peut imaginer qu'il aurait été ravi également par la reconnaissance de ses contributions à la littérature française.

Références

  • Baker, M. (2016). Statisticians issue warning over misuse of p-values. Nature, 531, 7593, 151. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  • Bernard, C., Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, Baillière, Paris, 1865. [Google Scholar]
  • Bernard, C., De La Statistique en Médecine, Ch. VII, Principes de Médecine Expérimentale, Flammarion, Paris, 1947 (œuvre posthume publié par Delhoume, L.). [Google Scholar]
  • Faure, O., Et Samuel Hahnemann inventa l'Homéopathie : la longue histoire d'une médecine alternative, Aubier, Paris, 2015, pp. 395. [Google Scholar]
  • Federal Trade Commission, USA, Enforcement Policy Statement on Marketing Claims for OTC Homeopathic Drugs, Washington, D.C. 20580, 2015. [Google Scholar]
  • Louis, P.-C., Recherches sur les effets de la saignée dans quelques maladies inflammatoires, Baillière, Paris, 1835. [Google Scholar]
  • Moore, M.J., Goldstein, D., Hamm, J. (2007). Erlotinib plus gemcitabine compared with gemcitabine alone in patients with advanced pancreatic cancer. J Clin Oncol, 25, 1960-1966. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  • Pakpoor, J. (2015). Homeopathy is not an effective treatment for any health condition. BMJ (Online), London, 350. [Google Scholar]
  • Saiyed, M.M., Ong, P.S., Chew, L. (2017). Off-label drug use in oncology: a systematic review of the literature. J Clin Pharm Ther, 42, 251-258. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  • Wise, P.H., Claude Bernard − biographie, bibliographie et base de données – www.claude-bernard.co.uk, 2008. [Google Scholar]
  • Wise, P.H., Un Défi sans Fin, Publibook/Société Écrivains, Paris, 2011. [Google Scholar]
  • Wise, P.H. (2014). Louis Pasteur et Claude Bernard : entre respect et controverse. Pour la Science, 437, 86-89. [Google Scholar]

1

Post-scriptum : Les fascinants évènements de la vie de Claude Bernard sont présentés dans le roman biographique, Un Défi sans Fin (Wise, 2011). Ses nombreuses découvertes et controverses sont aussi détaillées sur le site bilingue, Claude Bernard (Wise, 2008). Sur ce site, une biographie scientifique est également disponible, comportant des liens directs vers ses publications et celles sur Bernard, qui sont hébergées sur les sites web des bibliothèques parisiennes. À côté de ses découvertes, il faut aussi souligner quelques importants principes de Claude Bernard explicités dans ses « Principes de la Médecine Expérimentale » et dans son « Cahier Rouge ».

Citation de l'article : Wise, P. (2017). Claude Bernard – hier et aujourd'hui. Biologie Aujourd'hui, 211, 155-158

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