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Numéro
Biologie Aujourd'hui
Volume 211, Numéro 2, 2017
Page(s) 169 - 172
Section Autour de Claude Bernard
DOI https://doi.org/10.1051/jbio/2017024
Publié en ligne 13 décembre 2017

© Société de Biologie, 2017

La recherche scientifique est une aventure qui touche au plus profond la réalité d'humains soucieux de comprendre leur environnement pour pouvoir devenir les acteurs de leur propre destinée. Elle est aussi l'aire de jeu d'individus clairvoyants et imaginatifs qui s'affrontent sur le terrain de la connaissance sans toujours percevoir les conséquences lointaines de leurs découvertes. Le monde moderne nous pousse à regarder vers l'avant en allant toujours plus vite et en considérant comme anciens des travaux datant de plus de cinq ans. Cependant, se retourner, contempler le chemin parcouru et l'évolution des connaissances constitue une école d'humilité mais aussi de méthode et de patience. La recherche a besoin de temps, parfois peut-être a-t-on tendance à l'oublier. S'il existait une machine à remonter le temps, peut-être voudrais-je retourner dans cette fin du 19e siècle où un monde de croyances et de superstitions allait progressivement laisser la place à un monde de démonstration et où naissait la «médecine par les preuves». C'est aussi la période du début de la chimie médicinale, du mariage de la physiologie et de la pharmacologie, du développement technologique mis au service de la science. Claude Bernard (1813–1878) s'est inséré dans cette dynamique et a largement contribué à jeter les bases de la médecine expérimentale moderne dans son livre fondateur «Introduction à l'étude de la médecine expérimentale» paru en 1865. Cette publication découle d'années de travail et d'une passion particulière pour l'analyse du mode d'action des poisons dont il avait très tôt compris l'intérêt comme outils pharmacologiques de décryptage des mécanismes physiologiques (Leçons sur les effets des substances toxiques et médicamenteuses, 1857) (Bernard, 1857). Sa recherche sur le mécanisme d'action des curares s'insère dans cette démarche. L'objet du présent texte n'est pas de retracer cette histoire très bien décrite par ailleurs (Barbara, 2008) mais de mettre en évidence à quel point elle a pu générer des débats scientifiques mais aussi, et puisque le médecin qu'était Claude Bernard se préoccupait des conséquences médicales de ses découvertes, des retombées thérapeutiques qu'elle a pu avoir.

Les travaux sur les curares sont des modèles d'utilisation des outils pharmacologiques pour décrypter les mécanismes physiologiques. Claude Bernard l'a compris très tôt puisqu'en affirmant «un poison est une substance qui ne peut pas faire partie du sang sans désordre», il pose les deux postulats fondamentaux qui sont qu'un poison ne peut faire partie d'un organisme mais que s'il y provoque des effets, c'est bien qu'il doit interagir avec lui. Bernard va donc administrer des extraits de Strychnos toxifera contenant la D-tubocurarine à diverses espèces animales incluant les lapins, les grenouilles et les chiens. Il est là déjà confronté à la question de la transposabilité à l'Homme des modèles expérimentaux animaux et la résout comme nous le faisons toujours par la multiplication des approches dans différentes espèces. Sans connaître la notion d'effet de premier passage et les règles qui régissent la diffusion des médicaments au travers de la barrière intestinale, il montre que le curare est létal par voie parentérale lorsqu'on utilise une flèche comme vecteur alors que son administration orale ne provoque aucun effet. Au contraire, l'administration rectale peut provoquer la mort chez le chien. Il va aussi montrer dans cette série d'expériences préliminaires que le cœur et les intestins peuvent toujours se contracter par stimulation électrique après la mort. C'est à partir de la 18e leçon de son ouvrage sur les poisons que l'on peut percevoir tout le génie de Claude Bernard (Bernard, 1857). En effet, il comprend rapidement que le produit tue les animaux non par une toxicité cardiaque car le cœur continue à battre longtemps après la mort mais par une paralysie musculaire, toute réaction au pincement disparaissant sous curarisation. Il va là littéralement décortiquer le problème comme on le ferait aujourd'hui avec des outils de biologie moléculaire supprimant ou stimulant un acteur d'une voie fonctionnelle. Chez la grenouille, il va comparer les effets musculaires associés à leur stimulation directe ou consécutifs à la stimulation électrique de la moelle épinière ou des nerfs. Il observe que le curare supprime la réponse musculaire à la stimulation nerveuse sans affecter la contraction induite par stimulation électrique directe. Il démontre aussi que la toxicité du curare est périphérique puisque la décapitation n'affecte pas la réponse au curare chez la grenouille. Il en conclut que «l'excitation nerveuse a donc été détruite» et que «la contractilité musculaire existe quand l'irritabilité musculaire a disparu. Ces phénomènes sont donc bien distincts puisqu'ils peuvent exister l'un sans l'autre». Il vient là de montrer que les curares touchent l'unité fonctionnelle neuromusculaire. Cette dernière étant composée d'afférences sensitives et d'efférences motrices, il va tester la boucle réflexe en association à des expériences de ligature vasculaire pour circonscrire le site d'action du produit. Ces travaux vont formellement identifier que «les nerfs moteurs seuls sont affectés et les sensitifs conservés». Une grande partie du chemin est accomplie et c'est pour cette raison que l'on peut aisément attribuer à Claude Bernard la découverte du mode d'action du curare sous réserve de l'identification exacte de son site d'action. Cette deuxième moitié du 19e siècle voit l'essor de nouvelles disciplines et technologies comme l'électrophysiologie, l'histologie, l'anatomie… Elles impressionnent Albert Vulpian. Ce chercheur, de 13 ans plus jeune que Claude Bernard, réunit des données électrophysiologiques et histologiques pour conclure qu'«assurément on n'agit pas sur une chose fictive ; il existe une altération matérielle et une altération dynamique correspondante. Il se peut qu'elle porte sur la plaque motrice nerveuse». Cette divergence de points de vue entre un Claude Bernard qui persiste à penser que par analogie à la strychnine, le curare doit empoisonner le nerf de son extrémité distale vers la moelle et un Albert Vulpian qui place son action dans la plaque motrice va animer les débats scientifiques que seuls les progrès technologiques ultérieurs pourront résoudre. En effet si, à cette époque, on est capable d'identifier la plaque motrice, les récepteurs nicotiniques, cibles des curares, ne seront visibles qu'avec un microscope électronique. Ce dernier est le fruit de l'invention d'Ernst Ruska (1906–1988) en 1933 qui obtiendra le prix Nobel de physique en 1986 pour cette découverte qui permet de voir, de manière extraordinaire, les récepteurs nicotiniques à la surface de la face ventrale de l'organe électrique de la torpille (Unwin, 1998). Cela n'avait pas empêché le physiologiste anglais de Cambridge, John Newport Langley (1852–1925), de proposer vers 1909 le concept de récepteur (In Maehle, 2004). En effet, Langley avait observé que le curare, toujours lui, bloque la contraction musculaire provoquée par la nicotine qui, elle-même, mime l'effet de la stimulation nerveuse. Il venait de faire d'une pierre deux coups en proposant, pour la première fois, le concept de récepteur impliqué dans une transmission chimique entre deux cellules, mais aussi celui de ligands agonistes et antagonistes. Paul Ehrlich, un immunologiste allemand qui obtiendra le prix Nobel de médecine en 1908, va quant à lui évoquer la possibilité de cibler pharmacologiquement ces récepteurs pour développer les «magic bullets», des molécules synthétiques utilisables pour traiter des malades (Winau et al., 2004). Les concepts fondateurs de la pharmacologie moderne venaient de naître en à peine 40 ans, fruit de la réunion de la physiologie et de la pharmacologie et de la capacité extraordinaire de scientifiques à imaginer les créations de Mère Nature.

Le développement technologique va permettre d'identifier ce récepteur de la plaque motrice bloqué par le curare, un antagoniste compétitif de l'acétylcholine. Il s'agit d'un récepteur ionotrope composé de 5 sous-unités transmembranaires délimitant un canal ionique perméable pour le sodium et le calcium et dont l'ouverture provoque la dépolarisation de la cellule sur laquelle il se trouve (Popot & Changeux, 1984). Sa perméabilité est préférentielle pour le sodium dans le muscle alors qu'il laisse passer de manière équivalente du sodium et du calcium dans les neurones, où il est le plus souvent présynaptique. La biologie moléculaire nous montrera qu'il existe 5 familles de sous-unités (α, β, δ, γ et ε) permettant de construire une dizaine d'homo- ou d'hétéropentamères différents dans leur composition mais tous activés par l'acétylcholine (Hucho et al., 1996). Ils sont distribués de façon assez large dans notre organisme puisqu'on les trouve dans le système nerveux central (Giastas et al., 2017), les ganglions du système nerveux autonome et les muscles striés.

La découverte de ces récepteurs et de leurs rôles fonctionnels a conduit à de nombreux débouchés pharmacothérapeutiques dont Claude Bernard aurait certainement été très fier. On peut schématiquement les diviser en deux groupes: les curares et la réversion de la curarisation d'une part, et le sevrage tabagique d'autre part.

Si on n'utilise pas de D-tubocurarine en médecine, nous disposons à l'heure actuelle de nombreux curares appartenant à deux grandes familles, les benzylisoquinolines qui dérivent de la D-tubocurarine (atracurium, mivacurium) et les aminostéroïdes (vécuronium, rocuronium). Le suxaméthonium est un curare dépolarisant activant le récepteur avant de provoquer un bloc par dépolarisation alors que tous les autres produits sont des antagonistes compétitifs venant simplement empêcher l'acétylcholine libérée par le nerf moteur de venir se fixer sur son récepteur. Ces produits varient dans leur durée d'action offrant à l'anesthésiste un panel large de choix en fonction de la durée de l'intervention chirurgicale. Si pendant longtemps on n'a pas vu d'innovation dans le domaine, on a vu récemment entrer dans le domaine de la thérapeutique l'antidote du curare dont peut-être Claude Bernard rêvait. Ce dernier a longtemps pensé que tous les poisons devaient avant toute chose empoisonner le sang dans cette période où on découvrait la notion de milieu intérieur. Le sugammadex est une grosse molécule en forme de corbeille qui fonctionne comme un piège pour les curares stéroïdiens. Il fixe le rocuronium, et à un degré moindre le vécuronium, dans le sang permettant en quelque sorte de l'extraire de la plaque motrice en réversant le gradient de diffusion sang-muscle (Aouad et al., 2017). Cette molécule permet de «décurariser» les patients de façon quasiment instantanée facilitant la période post-opératoire et le réveil.

Le domaine du sevrage tabagique est clairement un enjeu médical et plus largement socio-économique. Claude Bernard pensait que les curares devaient d'une manière ou d'une autre agir sur les nerfs et dans le système nerveux central. Il dut se rendre à l'évidence et son honnêteté scientifique est exemplaire car c'est bien en périphérie, sur le muscle, qu'agissent les curares. Néanmoins, et c'est une des magies de la science où on finit toujours par retomber sur ses pieds, la cible qu'il ne connaissait pas encore existe bien aussi dans le cerveau et elle est maintenant ciblée en thérapeutique. Un peu plus d'un siècle après les travaux de Claude Bernard, on a montré que le récepteur nicotinique, composé des sous-unités α4β2, est impliqué dans les phénomènes de dépendance à la nicotine (Picciotto et al., 1998; Tapper et al., 2004). La nicotine est un agoniste entier de ce récepteur, mais la nature produit aussi un agoniste partiel. En effet, la cytisine extraite en 1964 du genêt poilu (Genista pilosa) stimule le même récepteur mais de manière environ deux fois moins efficace que la nicotine. Cette découverte va donner naissance à un dérivé synthétique, la varénicline, qui se présente comme un agoniste partiel à forte affinité, stimulant «un peu» le récepteur et empêchant la nicotine de s'y fixer. Cette molécule permettrait donc de surmonter un sevrage, puisqu'elle stimule le récepteur, tout en ôtant au sujet l'envie de fumer puisque la nicotine ne pourrait plus se fixer sur sa cible. Si la dépendance tabagique se résumait à une dépendance pharmacologique à la nicotine, la varénicline aurait probablement complètement réglé le problème. Il n'en est malheureusement rien mais cette molécule est néanmoins un des produits les plus actifs permettant environ 40 % de sevrage de plus qu'un placebo après un an (Aubin et al., 2008).

La recherche biomédicale est un long chemin tortueux d'issue incertaine. L'histoire de Claude Bernard et de ses travaux sur le curare est pour moi riche d'enseignements. Elle montre que l'application n'est pas toujours immédiate, que les hypothèses peuvent et doivent donner lieu à des affrontements d'idées, qu'elle ne peut se faire en solitaire et que la technologie ne peut et ne pourra jamais supplanter l'imagination et l'innovation. Cent cinquante ans de recherche biomédicale auront fait progresser l'humanité comme jamais auparavant et Claude Bernard, par sa rigueur et sa méthode en est un père fondateur. Néanmoins, nous touchons probablement actuellement aux limites de la «méthode Claude Bernard». Démontrer l'effet bénéfique de nouvelles molécules dans des pathologies où existent déjà des traitements peut nécessiter des études incluant plusieurs milliers de personnes pour des bénéfices certes statistiquement significatifs mais à la pertinence socio-économique discutable. À l'inverse, l'individualisation thérapeutique pour des traitements courants ou dans des maladies rares nécessite une approche individuelle dont les résultats ont souvent du mal à forger une conviction. Finalement la manipulation du génome et des cellules souches vient poser des questions éthiques et sociales bien éloignées des préoccupations de nos illustres prédécesseurs. La recherche scientifique et biomédicale est au carrefour de préoccupations sociétales et c'est probablement là l'enjeu des années à venir.

Pour en savoir plus

Bernard C., 1865. Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, Ed JB. Baillière et Fils, Librairie de l'Académie impériale de médecine, 1865. Édition du groupe «Ebooks libres et gratuits».

Références

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Citation de l'article : Monassier, L. (2017). Claude Bernard et les récepteurs nicotiniques : de la jonction neuromusculaire au sevrage tabagique. Biologie Aujourd'hui, 211, 167-170

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